APIC-Interview (070788)
Une vie consacrée à l’enseignement et au Tiers-Monde
Fribourg, 7juillet(APIC/Jacques Berset/Bernadette Dubois) Les yeux bleus
pétillants, le cheveux blanc comme neige, la poignée de main joviale, c’est
ainsi que Paul Jubin, nous reçoit chez lui, à Fribourg. Il a confié à
l’agence APIC son parcours, depuis son Jura natal jusqu’à l’Action de Carême à Lucerne en passant par l’Ile de la Réunion avec Frères sans
Frontières. Ce tiers-mondiste convaincu va devoir quitter la direction du
service des projets de développement à l’Action de Carême le 12 juillet,
touché par l’âge de la retraite. On a peine à croire qu’il a déjà atteint
l’âge fatidique lorqu’il nous confie ses multiples projets. Sa jeunesse de
coeur et son optimisme envers les grandes causes pour lesquelles il se bat
depuis plusieurs décennies sont encore intacts. C’est en effet afin que
tous les hommes soient debouts, autonomes et, surtout, se sentent frères
dans le Christ que Paul Jubin a consacré et continuera à consacrer l’essentiel de sa vie à la collaboration au développement du Tiers-Monde.
Je suis né à Soubey, au bord du Doubs en 1923. Mon père était instituteur. Lorsqu’il a voulu acheter le café-restaurant du village. Il a obtenu
des prêts sans signature, les gens faisaient confiance. C’est là que je
suis né. Les gens venaient chercher leurs intérêts le jour de la St-Martin.
Ce qui m’impressionnait c’était la confiance réciproque entre les gens
quand on compare aux exigences administratives d’aujourd’hui.
L’osmose entre la terre et les enfants qui y naissent
J’ai suivi l’école secondaire à Saignelegier, puis l’Ecole Normale à
Porrentruy. Je suis devenu instituteur à mon tour. J’ai enseigné à
différents endroits et en particulier deux années à Epiquerez dans le Clos
du Doubs une classe unique. C’est une expérience assez extraordinaire, car
on réussit à créer un esprit de famille. Il y avait une relation très profonde avec les gens. Je dis cela car je crois beaucoup au phénomène d’osmose entre une terre et les enfants qui y naissent et y grandissent, je crois
très fortement que les Jurassiens ont des caractéristiques dues à leur terre, comme les Valaisans ou les Tessinois. Lorqu’on habite dans ces pays, on
allie forcément l’action et la contemplation.
Ensuite, les études terminées à l’Université de Berne, je suis retourné
à l’Ecole secondaire à Saignelégier, comme maître de sciences, mathématiques, physique et sports. En peu de temps je suis devenu directeur de
l’Ecole secondaire. Je m’y sentais très heureux, très à l’aise. J’avais le
sens de la relation, plus humaine que technique dans l’enseignement, et
pour moi l’éducation c’est permettre la maîtrise du cerveau, du coeur et de
l’âme à chacun et non pas glisser dans un moule préfabriqué.
A un moment donné, j’ai été attiré par les injustices qui règnent sur la
terre et un des éléments moteur qui m’a mis en route, c’est la découverte
du fossé entre riches et pauvres, entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas.
Des gens mourraient à la suite de famine ou à la suite d’un manque d’argent, ou de possibilités de survivre alors que nous nous nagions dans
l’abondance. Cela m’a révolté, m’a laissé inquiet en permanence.
L’Ile de la Réunion
Je suis parti pour l’outremer, en 1964, à l’Ile de la Réunion, dans le
cadre de Frères sans Frontières (FSF) qui venait d’être fondée peu de temps
auparavant. J’étais enseignant dans un lycée mixte, le seul ou l’on formait
de futurs prêtres, c’était une sorte de séminaire ouvert. Je m’occupais
également de la préparation des jeunes au mariage. Etant jeune marié moimême, les contacts étaient plus faciles. Ces trois années à la Réunion ont
été les plus denses de ma vie. Après il était impossible de remettre les
pieds dans les pantoufles, on se sent chargé d’une mission supplémentaire,
de témoigner pour une orientation nouvelle du monde dans lequel nous vivons. J’avais, par exemple, désappris la valeur de l’argent, c’est extraordinaire parce qu’on redécouvre autre chose. Je n’ai jamais été aussi heureux, parce qu’on découvre d’autres dimensions de la vie communautaire,
l’entraide, l’amitié. Toutes choses qui se perdent chez nous.
J’ai découvert également l’injustice profonde qui fait qu’il y a des
gens qui sont marqués dans leur corps par la maladie, par les handicaps,
par la faim. Ces personnes sont des victimes du système. C’est cela qui m’a
poussé à travailler pour la promotion d’une plus grande justice.
Pour que les Suisses soient informés
A mon retour, j’ai travaillé au secrétariat de FSF ou j’ai trouvé quelque chose de conforme à ce que je souhaitais : lutter contre ces injustices
fondamentales et surtout sensibiliser les Suisses à la réalité du monde par
une information qui leur permette d’ouvrir les yeux afin qu’ils prennent
des décisions personnelles et collectives qui amènent une tranformation de
ce qui est injuste. J’ai également le sentiment qu’à travers le travail au
sein de FSF, on a pu toucher un très grand nombre de jeunes. Je crois que
cela a permis de mettre en route pas mal de visions nouvelles et de susciter des réactions. mais il y a encore beaucoup à faire.
Je suis resté à FSF pendant plus de 12 ans. Je m’y suis enrichi sur le
plan humain. D’ailleurs si, à mon âge, j’ai gardé une certaine jeunesse intérieure, c’est à ce cheminement que je le dois. Il s’est alors présenté un
poste à l’Action de Carême et je suis devenu responsable du service des
projets de développement, à la centrale de Lucerne. J’y suis resté huit ans
et demi.
Pour un développement évangélisateur
Je ne sépare pas le religieux du reste de la vie. Je refuse de dissocier
le travail de développement du travail d’évangélisation. Les gens ont
d’abord besoin, pour vivre leur foi, de manger. On ne peut pas témoigner
notre foi à quelqu’un qui a le ventre vide. Ce qui frappe beaucoup dans le
communautés de base, c’est la prise de conscience que Dieu ne veut personne
dans la misère, torturé ou maltraîté. Dieu veut que les hommes soient
dignes et debout. Et ils travaillent pour être des hommes dignes et debout.
Les aider à être dignes et debout, c’est cela que je considère comme la
tâche prioritaire et primordiale. Mais cela n’est pas accepté par chacun,
car dès le moment ou ces dimensions libératrices passent d’un concept intellectuel à une réalisation concrète, il y a là tout de suite des peurs,
des méfiances, et, il faut le dire, une sorte de propention à l’obsession
anti-communiste.
Malgré les difficultés à réaliser des changements, je me refuse à
désespérer, car je suis optimiste de nature, puis parce que je crois que
les forces de vie sont plus fortes que les forces de mort. Pour moi, Dieu,
Jésus-Christ c’est la vie, c’est la Résurrection, c’est au-delà de la mort,
c’est plus fort que la mort, c’est cela la foi pour moi. Et si cela ne se
traduit pas concrétement dans la réalité humaine, dans la réalité incarnée
de la terre, cela n’a pas de sens.
Sortir de l’ethnocentrisme occidental
Dans tous les groupements du Tiers-Monde, il y a des communautés qui
font un travail non-monétarisé, mais cela n’est pas pris en compte, pourtant c’est le fond, c’est l’axe de vie de ces gens. Il ne faut pas leur imposer des normes occidentales. Il faut sortir d’une sorte d’ethnocentrisme
occidental, c’est une sorte de nivellement culturel qui déferle sur le
monde. C’est un danger. Je crois que les efforts à venir devront tendre à
redonner à chaque entité humaine conscience de son identité, de sa valeur,
de sa dignité, et aussi du fait que sa voix peut et doit être entendue dans
le concert universel.
Un autre danger provient que pas mal de personnes ont créé des organisations pour les pauvres. Il y a trop de conseillers et de spécialistes qui
font des projets pour les pauvres et organisent des formations pour les
pauvres. Depuis un certain temps, à l’Action de Carême, on mène une politique quelque peu différente qui vise à permettre aux pauvres eux-mêmes de
s’organiser, aux pauvres eux-mêmes de mener une analyse de type socio-économique, politique, éthique et une analyse globale de la situation, de tirer leurs conclusions de faire une planification de manière à ce qu’ils soient auteurs et maîtres de leur développement et non pas objets.
Le pauvre n’a pas besoin d’aumônes
Il y a un autre aspect qui me paraît important, l’argent et sa distribution. L’argent doit être envoyé à bon escient à ceux qui en connaissent la
valeur et le mode d’emploi. Très souvent on nous présente l’homme du TiersMonde, le pauvre, l’affamé, comme une victime qui a besoin de notre pitié
et de notre aumône, or ils n’ont besoin ni de notre pitié, ni de notre argent, ils attendent autre chose de nous, ils attendent une solidarité. Ils
attendent une action chez nous pour qu’on soit solidaire d’eux . Très souvent lorsque je voyage outremer, on me demande qu’est-ce vous faites chez
vous pour que cela change chez nous. Ils savent que nous avons des structures, un système douanier, des banques avec des comptes à numéro, des multinationales qui les touchent et les concernent, et que si rien n’évolue chez
nous, rien n’évolue chez eux. Autrement dit il y a une interdépendance.
La notion de temps a également beaucoup d’importance. En Occident, il y
a beaucoup trop de temps perdu parce qu’on est pressé par le temps. Dans
nos pays et dans nos organisations nous devons faire l’apprentissage de
prendre le temps pour l’essentiel plus que de prendre du temps pour l’urgent. On oublie de prendre des zones de réflexion, voire de silence pour
réfléchir à l’essentiel, c’est-à-dire aux orientations et aux finalités.
Les gens du Tiers-Monde nous le réapprennent.
Investir dans les pierres vivantes
Au cours de toutes ses dernières années, j’ai découvert qu’il est beaucoup plus important d’investir dans les pierres vivantes que dans les pierres tout court. On a fortifié ce courant à l’Action de Carême, d’autant
plus que l’Action de Carême a cet immense privilège de ne pas avoir de
coordinateur, pas de technicien sur place, on est une des rare organisation
à travailler directement avec des groupes de base sans intermédiaires.
D’ailleurs les pôles décisionnels se déplacent de plus en plus du Nord vers
le Sud. Je crois qu’il faut contribuer à ce déplacement.
Il y a eu au début de 1988, une rencontre assez extraordinaire, mais qui
a passé tout à fait inaperçue, elle a eu lieu au Burkina Faso, rassemblant
des délégués de 800 groupements travaillant en Asie, en Afrique et en
Amérique latine pour réfléchir à la planification de la fin de l’aide dans
les meilleurs délais. Pour moi c’est un événement majeur, parce qu’enfin
les gens du Sud nous disent : «Et si on se passait de vous, si on se passait de vos aumônes». Cette démarche paraît très intéressante. Je crois que
dans les années que viennent, des interpellations de ce genre se multiplieront et poseront question à nos sociétés. On est à la veille de mutations
profondes, mais la vie en sortira plus forte que la mort. (apic/be/bd)
Des photos de Paul Jubin sont disponibles à l’Agence CIRIC, rue Voltaire 7,
Lausanne, Tél. 021/27.52.50.
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