Propos recueillis par Maurice Page
«Il faut le redire : unité ne signifie par uniformité. La coexistence de deux formes liturgiques ne porte pas automatiquement ni nécessairement préjudice à l’unité, estime Grégory Solari. Sauf quand la forme extraordinaire, parce que son ecclésiologie archaïsante ne renvoie plus à aucune réalité ecclésiale existante, ne peut rien faire sinon constituer un espace critique «dans les marges» de la Grande Eglise. «Ne pas le voir, c’est laisser la question du rite tridentin dans une impasse.»
Le pape François explique sa décision par un constat d’échec de Summorum Pontificum de 2007. Comment l’analysez-vous?
Grégory Solari: A mon avis l’échec ne vient pas tant du motu proprio de Benoît XVI, qui développait une large vision pastorale, que de sa lecture réductrice et archaïsante dans le décret de 2011 visant à clarifier l’objet et le champ de son application. Ainsi par exemple, le « missel de Jean XXIII » (rite tridentin) devient le «rite très antique». Le choix unilatéral du missel de 1962, c’est-à-dire de la dernière édition du missel tridentin publiée avant le concile, est également significatif. La volonté de ne pas isoler le rite tridentin du concile Vatican II se trouve effacée.
Depuis l’indult de Jean Paul II en 1988 et jusqu’à Summorum pontificum, l’ancienne messe pouvait être célébrée par des prêtres qui avaient été formés dans l’ancien rite et qui avaient suivi la réforme de la liturgie. Peu à peu, ils ont été remplacés par des prêtres issus des fraternités qui se constituées après le schisme lefebvriste. Le problème, c’est que ces prêtres étaient exclusivement formés dans l’ancien rite.
Le décret de 2011, qui a rétabli tous les livres liturgiques tridentins, a renforcé l’écart qui existait entre l’enseignement du Concile sur la liturgie et le rubricisme inhérent à la forme extraordinaire, comme aussi avec le missel de Paul VI (qu’ils ne célébraient et ne célèbrent toujours pas). En 2007, le motu proprio a été perçu non comme un geste d’élargissement mais comme une invitation implicite à revenir à l’ecclésiologie préconciliaire via la restauration du rite tridentin.
Sauf que Benoît XVI avait laissé ouverte la question du missel. Autoriser le missel de 1965, ou même celui de 1967, c’était empêcher une telle lecture (la chose n’était pas fixée dans le motu proprio). Le décret de 2011, en choisissant l’édition de 1962 de manière exclusive, sans tenir compte de la pratique pastorale qui accompagnait la célébration de ce missel avant le concile, a verrouillé toute possibilité de fécondité mutuelle des deux liturgies. D’où cet effet de distanciation toujours croissante avec l’Église conciliaire, que le pape François ne veut plus accepter aujourd’hui.
Ce n’est donc pas un problème de latin…
Ni de rite, ni même de messe, mais bien de vision de l’Église, puisque la liturgie constitue le miroir de l’Église. Derrière la coexistence de deux formes, en fait, nous trouvons la concurrence sinon de deux Églises, du moins de deux représentations de l’Église, de sa gouvernance, de son rapport avec le monde, du rapport des pasteurs et des baptisés, etc. Dans la vision tridentine, le prêtre doit veiller avant tout à la sanctification des fidèles par la distribution des sacrements. D’où la position centrale du prêtre, du sacerdoce sacramentel, la bipartition soigneusement cloisonnée entre la nef et les simples fidèles et le sanctuaire réservé aux clercs.
Le concile Vatican II se concentre sur la «communion», avec les notions de Peuple de Dieu, de sacerdoce baptismal, de participation active, auxquelles s’ajoute aujourd’hui la synodalité, etc.
La liturgie est le ›moment de vérité’ de la communauté. Elle doit être le témoignage, l’expression de sa mission, une mission qui s’enracine non dans le sacrement de l’ordre, mais dans le baptême. Or le rite tridentin, dans la structure du missel de 1962, ne me semble pas capable d’exprimer le caractère central de la grâce baptismale, tel qu’on le trouve réaffirmé par Vatican II.
Un autre aspect que vous soulignez est que le pape François redonne leur responsabilité aux évêques, alors que Benoît XVI avait accordé cette concession en son titre de pontife romain.
Oui, le titre des deux motu proprio est significatif: des « summorum pontificum » (les « souverains pontifes ») la question de la liturgie revient aux «traditionis custodes» (gardiens de la tradition), c’est-à-dire aux évêques, dans l’exercice collégial de leur charge de docteur et de pasteur. Sa décision a donc un caractère clairement synodal. Pardonnez-moi cette tournure un peu familière, mais le pape leur dit implicitement: «Faites votre boulot!».
Car en confiant de manière quasi exclusive la célébration de la forme extraordinaire à des fraternités sacerdotales monoritualistes, les évêques portent leur part de responsabilité dans la situation actuelle. On aurait dû veiller à former des prêtres diocésains capables de célébrer le rite tridentin. C’est ce que demande aujourd’hui le motu proprio du pape François. On a quand même le sentiment d’un très grand gâchis.
La décision du pape François est néanmoins sévère et rude. Comprenez-vous l’émotion des groupes traditionalistes?
Oui, le pape est sévère, mais sa décision tombe après une consultation des évêques. Elle est motivée avant tout par des raisons ecclésiologiques. Encore une fois, on ne comprend rien au geste du pape si on ne voit pas qu’une disposition pastorale (le décret de 2011) a rendu possible sinon de facto, du moins comme une tendance, la constitution d’entités ecclésiales tentées par une autonomisation croissante. Le rétablissement des livres liturgiques tridentins a fait resurgir progressivement une Église qui n’existe plus.
Or le pape François le répète souvent: le temps est plus important que l’espace. Ce n’est pas dans le passé que nous trouverons des solutions pour annoncer le Christ aujourd’hui. Je crois que la forme extraordinaire aurait pu y contribuer. J’en ai fait l’expérience à Genève. Mais à une condition: qu’elle soit célébrée sans réserve vis-à-vis de l’enseignement de Vatican II, du missel de Paul VI, des papes postconciliaires. Les groupes traditionalistes doivent faire leur examen de conscience. Et montrer aussi un peu d’humilité: beaucoup de fidèles ont été privés de la forme extraordinaire en raison de cette confiscation.
Quelles pourront être les conséquences pour les communautés traditionalistes?
Mon sentiment, c’est que les changements ne vont pas se produire du jour au lendemain, ni de manière uniforme, car le monde de la forme extraordinaire est composite. Il va sans doute y avoir un phénomène d’émigration en direction de la Fraternité Saint Pie X (FSSPX), fondée par Mgr Lefebvre.
Il appartiendra aux évêques d’avoir une authentique attitude pastorale en direction de ce que j’appellerais les «victimes consentantes» de cette situation. A charge des évêques de faire la preuve que l’on peut aujourd’hui célébrer des liturgies régulières en latin et en grégorien, selon le rite de Paul VI. Le pire serait de nous retrouver dans une situation identique à celle que l’Église a connue après la réforme de 1969. Mais cela m’étonnerait. Les temps ont changé. Il faut faire droit à la beauté. Le pape François en parle, quand il évoque le «décorum» de la célébration. Les cœurs s’ouvriront. C’est tous ensemble que nous devons nous tourner vers le Christ. Là est l’orientation fondamentale, le commencement de toute liturgie.
Pour ce qui est des fraternités sacerdotales traditionalistes, je pense qu’à terme, elles disparaîtront, car le chemin qu’elles ont choisi est une impasse ecclésiologique. Il y aura probablement de nouvelles scissions et fondations, mais sans pérennité assurée, on voit mal ce qui pourrait motiver encore longtemps des vocations. Souhaitons qu’elles trouvent une forme adéquate sous l’égide du dicastère de la Vie consacrée. (cath.ch/mp).
Maurice Page
Portail catholique suisse
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