Bernard Hallet
La porte en bois trahit la bâtisse en pierre qui se confond avec le paysage minéral de montagne et d’herbe. D’apparence anodine, la maisonnette recèle pourtant la source qui alimente en eau toutes les habitations du col du Grand-Saint-Bernard. L’eau paisible reflète la statue de la Vierge qui veille sur la précieuse ressource, alors qu’au dehors les vents et les averses qui se succèdent battent les flancs de la montagne. Un peu plus bas, du côté italien de la frontière, la statue de saint Bernard brave les intempéries.
L’histoire de la source a commencé en contre-bas de son piédestal. Un segment de tuyau en plomb d’une quinzaine de centimètres atteste de la captation du point d’eau par les Romains, au premier siècle de notre ère.
L’artefact a été exhumé par les chanoines lors de fouilles archéologiques entreprises en 1872. «L’objet a été volé par un visiteur indélicat avant la réorganisation du musée en 1923», relève Jean-Pierre Voutaz, archiviste de l’hospice. Seul témoin du passé, un dessin quasi industriel, à l’échelle, du tuyau est conservé aux archives.
Un temple dédié à Jupiter et deux bâtiments qui formaient une auberge pour les voyageurs de l’antiquité, étaient logiquement situés à la verticale de la source. Un millénaire plus tard, en 1050, Bernard et ses compagnons décident d’édifier ce qui va devenir l’hospice sur le col du Mont Joux. Mais pourquoi avoir choisi un lieu si éloigné de la source? Des diverses conjectures, il est resté l’hypothèse que le saint a voulu manifester, avec l’altitude, la victoire de Dieu sur les idoles.
L’acheminement de l’eau jusqu’à l’hospice nécessite l’installation d’une canalisation qui suit une pente douce naturelle et amène l’eau jusqu’à la cave de l’hospice, en fait l’ancienne cuisine. Ainsi naît la promenade des chanoines, qui descend vers le col. Du moins on le suppose: l’iconographie confirme l’existence de ce chemin seulement depuis la fin du XVIIIe siècle. La promenade permet l’installation de la canalisation et son entretien, tout en la protégeant des avalanches.
A l’origine, la canalisation est en bois, «du mélèze précisément, ce qui en fait le plus ancien bisse du Valais», sourit Jean-Pierre Voutaz. Un tronçon de 1,5 m a en effet été retrouvé dans le remblais de la promenade des chanoines par des archéologues. «L’abattage de l’arbre dont on a fait ces canalisations remonte à 1437».
L’installation nécessite un entretien constant, notamment durant l’hiver. Ainsi, en témoigne le prieur Ballalu, dans une chronique datée de 1700: «A cause de la longueur du traiet et du nombre des canaux, il arrive souvent durant l’année que quelques uns se fendent sous la neige ou que l’eau gèle dans ces canaux».
En 1895, un tuyau de métal enterré remplace la structure en bois. «Cela permet d’éviter le gel et occasionne moins de travaux d’entretien. Il existe peu d’archives au sujet de cette installation». En 2016 toutefois, une canalisation moderne synthétique est finalement installée à la faveur de travaux de rénovation.
«Il y a bien deux autres sources», remarque le chanoine. L’une a été déconnectée du canal principal. Suite à une pollution, l’eau n’est plus potable. L’autre, à l’entrée du col côté suisse, a un débit trop faible pour être exploitée.
Cette dernière fut captée comme source de secours en cas de rupture d’approvisionnement de la source principale. Le prieur Ballalu raconte en 1709: «On a toujours été obligé de recourir à la source d’une fontaine qui est du côté du Valley éloignée de la maison environ de cent vingt pas, qu’on appelle la fontaine duplomb avec beaucoup de peine sur tout dans les mauvais temps en hyver(…). Cette fontaine couloit goute a goute. On n’en pouvoit avoir que trois barrils par jour, quoy qu’on prit beaucoup de soin de la ramasser toute ensemble».
La source et sa canalisation sont un trésor dont il faut prendre particulièrement soin. En effet il n’y a pas de réseau d’eau à une telle altitude. «Pas d’eau, pas de vie sur le col», résume l’archiviste. Outre l’entretien constant dus aux aléas du climat, le fait que les chanoines aient cherché à exploiter les deux autres sources moyennant d’importants travaux, la source alimentant l’hospice se trouve, dès le XVe siècle, au centre du conflit qui oppose le Valais et la Savoie.
Le 13 novembre 1475, les Valaisans remportent la bataille de la Planta qui les oppose à la maison de Savoie dans le contexte des guerres de Bourgogne. L’hospice devient valaisan, comme le reste du pays. Dès lors la Savoie, chassée du Bas-Valais, conteste une frontière qui n’est pas vraiment déterminée, particulièrement au XVIIIe siècle.
Les cartes dessinées à l’époque en témoignent, situant l’hospice tantôt en Savoie, tantôt en Suisse. D’un bord comme de l’autre, la frontière englobe systématiquement la source. Et la dispute va durer plus de quatre siècles. A Turin, aux archives de l’Etat, se trouvent des cartes topographiques dessinant différentes possibilités de délimitation de la frontière, mais dans tous les cas, la Savoie revendique la source. Sans succès.
Côté suisse, on en fait autant en plaçant systématiquement l’hospice et sa source en Valais. La dispute va se poursuivre ainsi à coup de cartes, de décrets et de tentatives d’appropriation. En 1720, la Savoie essaie de dévier la source en construisant un local d’une dizaine de mètres en aval de la source pour la capter. L’opération se solde par un échec.
Même le congrès de Vienne, qui redéfinit les frontières européennes en 1815, ne tranche pas la question. Il faut attendre 1906 pour qu’un accord italo-suisse marque la frontière et laisse finalement la source et l’hospice en Suisse.
A l’abri des tempêtes, de la neige, du froid et des conflits, la source continue de couler, immuable, depuis au moins l’an 50. En 2021, elle emprunte, à quelques mètres près, le même itinéraire qu’ont aménagé Bernard et ses compagnons il y a bientôt 1000 ans. (cath.ch/bh)
Bernard Hallet
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/leau-a-la-source-du-grand-saint-bernard/