Propos recueillis par Augustin Talbourdel/I.Média
Par l’intérêt qu’il porte à la «nouvelle théologie» et son regard critique «sur l’Église en notre temps», selon le sous-titre d’un de ses ouvrages, le cardinal Urs von Balthasar a abordé, avant son ouverture, les principaux enjeux au cœur du Concile. En quoi fait-il figure de précurseur de Vatican II et dans quelle mesure a-t-il influencé les débats conciliaires?
Cardinal Marc Ouellet: Le théologien de Lucerne n’a pas participé au Concile en qualité d’expert mais ses travaux dans plusieurs domaines et ses positions théologiques ont influencé profondément les débats conciliaires. Au plan le plus visible, il a écrit un petit livre prophétique au milieu des années cinquante (Schleifung der Bastionen – en français Abattre les Bastions) qui a préparé le grand changement de mentalité vécu au Concile: le passage d’une mentalité ecclésiastique de forteresse assiégée à une mentalité d’ouverture au monde et de dialogue.
Plus profondément, les recherches et publications de Balthasar en théologie patristique (Origène, Augustin, Irénée, Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur, etc.) ont permis de dépasser certaines positions scolastiques tributaires d’une tradition récente marquée par le rationalisme moderne. Par exemple, la question disputée des rapports de la nature et de la grâce prétendument fondée sur Saint Thomas d’Aquin a été reprise et renouvelée par Henri de Lubac dans son ouvrage Surnaturel, publié en 1946, position que Balthasar a appuyée et confirmée, qui a profondément influencé l’anthropologie théologique du Concile et la Constitution Gaudium et Spes.
«Balthasar a été l’un des pionniers du dialogue œcuménique par son célèbre dialogue avec Karl Barth.»
Les essais théologiques de Balthasar publiés en 1960-61 (Verbum Caro, Sponsa Verbi) ont eu des retombées directes sur la Constitution Dei Verbum et sur la Constitution sur l’Église, Lumen Gentium, notamment la vision christologique de la révélation et la notion de sacrement qui est à la base de l’ecclésiologie conciliaire (LG 1).
Balthasar a été l’un des pionniers du dialogue œcuménique par son célèbre dialogue avec Karl Barth (Présentation et interprétation de sa théologie) qui a permis d’apaiser la polémique de Barth contre l’analogia entis catholique et partant, de défendre un christocentrisme équilibré et fécond. Quand Balthasar a constaté que l’œcuménisme de la vérité devenait plus diplomatique que théologique, il s’y est moins intéressé, consacrant son énergie à rédiger sa monumentale Trilogie, dont l’Esthétique théologique (La Gloire et la Croix, 7 volumes) a été écrite avant et pendant le Concile. De Lubac a écrit un jour que l’élaboration de cette œuvre parmi les plus originales de notre époque était plus importante que sa participation aux débats conciliaires.
Au lendemain de Vatican II, de nombreux pères conciliaires se sont montrés inquiets de certaines dérives dues à l’aggiornamento, notamment au regard de la réforme liturgique et les nouvelles méthodes d’exégèse. Est-ce le cas d’Urs von Balthasar? Quel écho l’enseignement de Vatican II, dans l’esprit et dans la lettre, trouve-t-il dans la théologie balthasarienne, et inversement?
Le théologien suisse a suivi à distance mais avec grand intérêt les travaux conciliaires. Il en a salué positivement les résultats et l’a commenté comme Le Concile du Saint Esprit. Cela ne l’empêcha pas de critiquer un certain optimisme de la Constitution Gaudium et Spes, qui lui semblait voisin de l’idéologie moderne du progrès, influente à travers le marxisme et la pensée de Ernst Bloch: Le Principe Espérance. Dans cette veine, de concert avec d’autres auteurs: Lubac, Bouyer, Le Guillou, Maritain, Von Hildebrand, Fabbro, il a dénoncé une herméneutique réductrice du Concile, redevable au tournant anthropocentrique de Karl Rahner et à son expression principale dans la théorie du christianisme anonyme. Il a publié à cet égard un essai sur le martyre (Cordula), critiqué comme un pamphlet, mais qui a eu un grand écho.
Autant la mentalité scolastique pré-conciliaire séparait la nature et la grâce, l’Église et le monde moderne, autant une certaine herméneutique post-conciliaire est passée à l’extrême opposé, identifiant indûment la nature et la grâce, la mission de l’Église et les idéologies du progrès. Tout en suivant avec sympathie la théologie de la libération latino-américaine, Balthasar lui a fourni des critères pour maintenir la distinction entre le Royaume de Dieu et le progrès terrestre, évitant ainsi d’instrumentaliser la christologie.
«Balthasar n’a pas mis en cause la réforme liturgique mais il a noté avec tristesse (…) le manque de pédagogie pour introduire et justifier les changements.»«
Au plan des méthodes d’exégèse, il a émis des réserves sérieuses sur l’emploi exclusif de la méthode historico-critique, valide pour une part mais trop en rupture avec l’héritage des Pères et la vision traditionnelle des quatre sens de l’Écriture. Il a fallu quelques décades après le Concile pour récupérer peu à peu l’intelligence spirituelle et théologique de la Bible.
Balthasar n’a pas mis en cause la réforme liturgique mais il a noté avec tristesse des applications superficielles et esthétiquement contestables, la perte du silence, le manque de pédagogie pour introduire et justifier les changements.
Vous avez rencontré Balthasar à plusieurs reprises et avez consacré de nombreux travaux à son œuvre. Quels souvenirs gardez-vous du théologien de Lucerne? En quoi sa personnalité et son œuvre vous ont-elles marqué?
À l’âge de vingt ans j’ai lu Le Cœur du monde (1945) [1] de Balthasar et j’en reçus une impression qui a marqué ma vocation sacerdotale et théologique. J’ai appris de lui par la suite qu’il devait ce livre à sa rencontre avec Adrienne von Speyr, médecin, mystique et fondatrice avec lui d’un Institut Séculier, la Johannes Gemeinschaft. C’était un homme peu enclin à parler de lui-même, très consacré à sa mission théologique et toujours disponible pour répondre à une question. Son immense correspondance en témoigne.
Le souffle mystique qui traverse les commentaires scripturaires de cette femme, convertie du protestantisme, et leur intégration dans l’Opus magnum de Balthasar m’ont motivé à approfondir entre autre l’Anthropologie théologique de Balthasar dans une thèse doctorale à l’université Grégorienne (1983), et à maintenir un contact régulier avec leurs œuvres, c’est-à-dire leurs écrits personnels mais aussi avec les Éditions Johannes et l’Institut fondé par eux. Je crois profondément que l’ensemble de cette œuvre peut contribuer grandement à revitaliser la foi chrétienne et l’intelligence de la foi pour des générations.
«À l’âge de vingt ans j’ai lu Le Cœur du monde (1945) et j’en reçus une impression qui a marqué ma vocation sacerdotale et théologique.»
À l’heure d’un changement d’époque qui oblige à relancer l’évangélisation du monde dans un contexte multiculturel où la foi chrétienne et ses pratiques ne vont plus de soi, il m’apparaît essentiel de méditer le «retour au centre» de la foi qui est puissamment articulé dans cette œuvre. En un mot, son message est de proposer l’Évangile de l’Amour — développé dans L’Amour seul est digne de foi — d’une manière qui laisse transparaître le témoignage de Dieu dans le témoignage de l’Église et ce, non pas d’abord dans des écrits, mais dans la vie habitée par Lui et consacrée à Lui, dans des communautés vivantes qui sont porteuses d’une joie que le monde attend et qu’il ne peut pas se donner. (cath.ch/imedia/at/bh)
[1] Le cardinal Ouellet signe la préface de la traduction française de ce livre aux Éditions Saint-Paul, Versailles, 1997.
Rédaction
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/marc-ouellet-balthasar-a-marque-ma-vocation-sacerdotale-2-2/