Quand Dürer esquissait la Réforme

Le 21 mai 2021, la ville allemande de Nuremberg fête le 550e anniversaire de la naissance d’Albrecht Dürer. Ce graveur, peintre et dessinateur de génie a fait plus que révolutionner l’iconographie religieuse, souligne l’historien de l’art fribourgeois Nicolas Galley, il a accompagné l’émergence d’une nouvelle conscience de l’homme et de la relation au divin.

Il a les cheveux longs, une barbe, un regard digne et droit, où l’on peut percevoir une étincelle de sainteté. Mais ce n’est pas le Christ. Sur cette huile sur toile réalisée en l’année jubilaire 1500, Albrecht Dürer s’est représenté lui-même, dans l’un des premiers autoportraits de l’histoire.

«Le fait qu’il se soit dessiné sous des traits christiques est très significatif», relève Nicolas Galley. Le professeur d’histoire de l’art à l’Université de Zurich sait de quoi il parle; c’est en grande partie sur l’artiste allemand qu’il a basé sa thèse de doctorat touchant à «l’émergence de l’individualité artistique».

L’Autoportrait d’Albrecht Dürer (1500)

Il insiste ainsi sur le fait que l’autoportrait de 1500 est une œuvre particulièrement emblématique de Dürer, de ses idées sur l’art, l’homme et la religion. Singulière pour la période, la peinture est influencée par le phénomène de l’imitatio christi. Cette pratique en plein développement à cette époque voit le fait d’imiter Jésus comme un élément central d’une authentique vie chrétienne. «A l’époque, cela constitue une remise en cause du fait qu’il faille absolument passer par l’institution de l’Eglise pour pratiquer sa foi, pour atteindre Dieu», note l’historien de l’art fribourgeois.

La présence sur la toile d’une inscription en latin, la «lingua franca» de l’époque, indique également que Dürer souhaite une large diffusion de son œuvre en Europe. Le signe que le tableau revêt pour lui une importance particulière.

L’inventeur du ‘droit d’auteur’

Dans l’autoportrait de Dürer, transparaît une «théorie de l’artiste» en plein essor au début de ce 16e siècle: selon le principe du Deus Creator (Dieu créateur), l’artiste se voit doté d’un statut quasiment divin. Dans les lettres d’Albrecht Dürer, le désir se ressent de s’élever au dessus de la condition de son père, orfèvre à Nuremberg. L’inspiration divine ayant présidé à l’œuvre marque, pour lui, ce passage de l’artisanat à l’Art. Le créateur apparaît pleinement, souvent dans l’œuvre elle-même. Il n’est plus, comme dans les époques précédentes, un simple «canal» de diffusion du sacré. L’œuvre commence à trouver une valeur au-delà d’elle-même et de son sujet, en relation à son auteur.

«L’influence de Dürer est liée au succès considérable qu’a connu sa création dans toute l’Europe»

Cet aspect est mis en lumière par le fait que Dürer a été victime d’innombrables «plagiats». Son succès est en effet tel que de nombreux graveurs et peintres en herbe se mettent à l’imiter, copiant ses œuvres, les reproduisant parfois même à l’identique. Il intentera ainsi le premier procès documenté pour droit de propriété artistique. «Dürer est un peu l’inventeur du ‘droit d’auteur'», souligne Nicolas Galley.

Il sera aussi le premier artiste dont les estampes sont collectionnées spécifiquement parce que créées par le Nurembergeois. «Avant lui, les collections étaient thématiques, elles mettaient en lumière par exemple la vie de la Vierge, par divers artistes. Mais Dürer est tellement reconnu qu’apparaissent des collections regroupant uniquement ses gravures».

Graveur et homme d’affaire

L’influence de l’Allemand est bien sûr aussi liée au succès considérable qu’a connu sa création dans toute l’Europe, au tournant du 16e siècle. Ses affaires sont florissantes, sa réputation au sommet. Un peu à la manière d’un Léonard de Vinci, l’homme est un touche-à-tout, un humaniste, qui s’essaye à de nombreuses choses dans divers domaines artistiques et scientifiques. Il s’initie ainsi notamment aux mathématiques et à l’anatomie.

Comme tous les artistes de l’époque, une grande partie de son œuvre est toutefois consacrée à la religion. Cet aspect s’illustre principalement à travers la gravure, dans laquelle il excelle particulièrement.

Nicolas Galley enseigne l’histoire de l’art à l’Université de Zurich | © Raphaël Zbinden

Une technique qui a l’avantage, grâce à l’invention de l’imprimerie au milieu du 15e siècle, d’être reproductible à grande échelle. Les images pieuses de l’artiste vont ainsi se vendre par milliers sur tout le continent. Une production qui se poursuivra dans les siècles suivants. Aussi loin qu’au début du 20e siècle, on continuera à tirer des plaques de Dürer, relève Nicolas Galley.

A cette époque, la gravure pieuse est un commerce extrêmement lucratif. Des congrégations religieuses les vendent à des pèlerins désireux de rendre témoignage de leur périple une fois rentrés chez eux. «Ce sont les cartes postales de l’époque». L’achat de certaines gravures permet aussi au pèlerin d’obtenir des indulgences. Selon le montant dépensé, ce sont autant d’années de purgatoire qui lui sont épargnées.

«Pour Dürer, les images n’étaient pas mauvaises et pouvaient pleinement servir à la conversion au Christ»

Un commerce auquel Dürer n’a cependant pas participé. Était-ce par opposition morale à cette pratique? On ne le sait pas exactement. Il n’avait de toute façon pas besoin de passer par les congrégations religieuses pour se financer, sa notoriété exceptionnelle lui ayant permis de créer son propre marché de gravures.

«Démocratisation» de l’art sacré

L’engouement pour les images pieuses «transportables» s’est répandu très vite, dans toute l’Europe. L’Eglise s’en servait, bien sûr, pour augmenter son influence auprès des fidèles.

Dürer s’est représenté avec Conrad Celtes au centre du tableau «Le martyre des dix mille chrétiens»

Mais la médaille avait son «revers». «Jusque-là, l’art sacré était de type ‘monumental’ et fixe. Il s’exhibait dans les églises, principalement dans le contexte des célébrations. Avec sa ‘miniaturisation’ et sa production en série, l’iconographie religieuse entre dans les maisons. Cela permet à tout chrétien de se recueillir chez lui, sans l’intermédiaire du prêtre et de l’église». Cette «démocratisation» du sacré renforce également l’idée qu’un contact direct peut s’établir entre Dieu et l’homme.

Un principe qui sera central dans la Réforme protestante, que le graveur, décédé en 1528, vivra de près. Celle-ci aura comme point de départ les revendications émises en 1517 par Martin Luther, un moine de Wittenberg, au centre de l’Allemagne. Il est connu que le célèbre graveur était proche de ces idées. «Il a communiqué avec de grandes personnalités de la Réforme, telles qu’Erasme ou Zwingli, souligne Nicolas Galley. Dans certaines de ses lettres, il soutient ouvertement Luther. Même s’il semble qu’il soit resté catholique».

Un ‘père’ de la Réforme?

Des opinions qui apparaissent dans l’analyse d’une autre de ses œuvres emblématiques: le Martyre des dix mille chrétiens. Sur cette huile sur toile datant de 1508, l’artiste se représente également lui-même, parmi la foule, accompagné du poète humaniste allemand Conrad Celtes. L’auteur se retrouve donc au centre, soudain autant valorisé, si ce n’est plus, que son sujet. Pour Nicolas Galley ce tableau «illustre peut-être plus qu’aucune autre œuvre l’émergence de l’individualité artistique et, au-delà, de la pensée individualiste».

Il est aussi significatif que le Martyre des dix mille chrétiens a été commandé par Frédéric III de Saxe pour l’église de la Toussaint de… Wittenberg. Le prince électeur a été l’un des plus grands mécènes de Dürer. Il a également protégé Luther contre l’édit de l’Eglise le condamnant, en le cachant au château de Wartbourg. Il a été le premier dirigeant séculier à se convertir au protestantisme. «Cela montre que Dürer était complètement dans ce cercle des premiers partisans de la Réforme«, confirme Nicolas Galley.

Pour autant, l’artiste s’est toujours opposé aux idées extrémistes de certains réformateurs, en particulier à l’iconoclasme. «Pour Dürer, les images n’étaient pas mauvaises et pouvaient pleinement servir à la conversion au Christ. Du moment que l’on arrivait à percevoir le message derrière l’œuvre, et qu’on ne l’idolâtrait pas pour elle-même», précise encore l’historien de l’art. (cath.ch/rz)

Raphaël Zbinden

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