Propos recueillis par Angélique Tasiaux / Dimanche
Il n’est pas immédiatement question de douceur, mais plutôt d’un état de la situation contemporaine. Jean-Claude Guillebaud pose un regard acéré sur une époque au cours de laquelle «l’indifférence aux droits humains les plus essentiels gagne du terrain»partout dans le monde.
En guise d’illustration, le changement du sens des poussettes lui semble révélateur d’un état d’esprit généralisé… En effet, les enfants sont passés d’une attention accordée à celui qui les poussait à une prise en compte de l’univers extérieur. «On pousse donc l’enfant vers le monde et une solitude aventureuse» dès son plus jeune âge. Cette dynamique est loin d’être anodine dans une société en proie au désenchantement: «l’utopie de l’auto-fondation a subverti notre monde». Le ›nous’ collectif a fait place à l’individualisme de la première personne du singulier.
En quoi jugez-vous notre époque cynique?
Jean-Claude Guillebaud: C’est un cynisme de salon, cette espèce d’ivresse vaniteuse qui consiste à croire que l’on peut vivre tout seul, sans les autres. C’est absurde. Nous nous parlons grâce à un lien: le langage que nous avons appris et qui nous permet de communiquer. Notre existence même est davantage faite de liens que de tout autre chose. Le repli sur soi, la rupture avec la réalité, avec les autres, avec la générosité fait de nous des orphelins, gravement malades.
La course au profit se trouve désormais «érigée en vertu»
Nous vivons quelque chose d’extravagant. On s’en rend compte ‘grâce à la pandémie’, ce malheur qui nous frappe. Si la société tient encore debout, c’est grâce à deux catégories de personnes: les enseignants et les soignants. Or, en France, ce sont les deux professions les plus mal payées, celles qui ne bénéficient d’aucune respectabilité, d’aucune bienveillance, d’aucune curiosité des médias. Ce sont pourtant les deux professions les plus utiles et les plus providentielles pour nos sociétés.
A quoi devrait servir l’économie?
J’ai été l’éditeur de personnes que j’admire beaucoup: Edgard Morin, Cornelius Castoriadis… Celui-ci avait écrit dans un de ses livres: après tout, les hommes ne sont pas venus sur terre pour faire de l’économie! Déjà en 1997, il pouvait se moquer à bon droit de ce qu’il appelait l’insignifiance: tout ce bavardage, tout ce bruit, qui ne sert pas à grand-chose sinon à désespérer les gens.
«Si la société tient encore debout, c’est grâce à deux catégories de personnes: les enseignants et les soignants.»
Vous écrivez que le langage est «dix fois trop négligé». Celui des dirigeants serait-il en train de changer?
Le langage public s’est assez largement corrompu. D’une autre façon, on ne parle que de chiffres. Au lieu de réfléchir, on compte. Regardez comment on parle, tous les jours, de l’évolution de la pandémie. D’instinct, on appréhende l’univers et la réalité sous forme de chiffres. Le professeur au Collège de France, Alain Supiot, critique depuis longtemps cette manière comptable de regarder le monde et surtout de le gérer.
Un gouffre apparaît-il, dès lors, entre les décideurs et les classes populaires?
C’est terrible. Plusieurs ONG ont dénoncé le développement d’une ‘pauvrophobie’, une phobie des pauvres. C’est une façon d’accuser les pauvres d’être responsables de leur propre pauvreté et de les appeler à se secouer. C’est un langage de mépris incroyable, qui est toutefois en train de diminuer un peu.
Grâce à quoi ce dédain est-il en régression?
Les jeunes générations sont plus généreuses que nous. Ces trois dernières années, on a vu, dans le monde entier, des jeunes organiser des manifestations de plusieurs centaines de milliers de personnes, non pas pour réclamer quelque chose pour eux, mais pour protester contre le fait que les politiques ne font rien pour sauver la planète. Ceux-ci font de grands discours, bâtissent de grandes résolutions, se donnent des grands rendez-vous mondiaux, mais en réalité ils ne font rien.
Cette espèce de générosité spontanée est un vrai signe d’espérance. C’est une aptitude à l’accueil. Un philosophe chrétien disait: il ne faut pas simplement accepter que les autres existent, il faut s’en réjouir. C’est grâce à ce que nous nous apportons mutuellement que nous existons en tant qu’êtres humains. Sans compter que nous avons plusieurs millions de bénévoles qui s’investissent dans la vie quotidienne et dans toutes sortes d’associations. Ce sont des gens fondamentaux pour l’équilibre de nos sociétés.
«En ce moment, les poètes nous manquent dans des sociétés comme les nôtres qui sont déboussolées, tristes, cafardeuses, sans espérance et sans générosité.»
Pourquoi prônez-vous la douceur?
Ces dernières années, je me suis plus intéressé aux poètes qu’aux théoriciens, idéologues et théologiens. Ce sont les poètes qui me parlent davantage. Eux sont capables d’inventer un langage, d’entendre ce qu’on n’entend pas, de voir ce qu’on ne voit pas. En ce moment, ils nous manquent dans des sociétés comme les nôtres qui sont déboussolées, tristes, cafardeuses, sans espérance et sans générosité. On aurait davantage besoin de gratuité et de gens qui aiment les autres.
En quoi la douceur est-elle d’avenir?
Lors du sermon sur la montagne, c’est la première fois que Jésus Christ prend la parole et fait un véritable discours à ceux qui le suivent. Les Béatitudes mettent en avant la douceur: ‘Heureux les doux, car la terre leur sera offerte’. C’est grâce à elle que le christianisme s’est imposé et a triomphé sur les hérésies, sur les barbaries. Cette douceur, nous en sommes les héritiers. Pour le théologien Maurice Bellet, elle est une vraie force. Ce thème s’est imposé à moi naturellement. Maurice Bellet a écrit beaucoup de choses magnifiques sur la tendresse. Je les apprécie et je les cite longuement à l’usage de ceux qui ne l’ont pas encore lu!
La douceur est-elle le «cœur vivant» du christianisme?
Oui. Cela devrait être aussi le cœur vivant de nos sociétés. La douceur bat en brèche le discours dominant, qui fait l’éloge des puissants, des débrouillards, même des tricheurs, des brutaux. Ceux-ci considèrent que les gens doux sont des bisounours! Ils ont tort! L’assistance, l’entraide, la réflexion commune créent des groupes plus puissants et plus solides que la rivalité, la compétition et le cynisme. Dans les sciences humaines, on sent de grandes remises en question de ce qui aura duré un peu plus d’un siècle. Ce qui fait la solidarité d’une société, y compris sur le plan économique, c’est la cohésion sociale: la capacité qu’ont les hommes et les femmes de se reconnaître entre eux et de faire bloc.
Pour vous les inégalités sociales restent le thème central.
On ne s’intéresse plus aux inégalités entre riches et pauvres, comme si cela n’avait plus d’importance. Or, elles n’ont cessé d’exploser depuis le début des années 1970, dans les pays occidentaux. Cet accroissement s’est fait par étape. Aux Etats-Unis, la règle non écrite disait que le plus riche ne pouvait pas avoir plus de 20 fois ce que gagnait le plus pauvre. Dix ans plus tard, le seuil des inégalités était passé de 1 à 80. Dix ans après, de 1 à 300… Assez vite, on est arrivé de 1 à 600.
«L’assistance, l’entraide, la réflexion commune créent des groupes plus puissants et plus solides que la rivalité, la compétition et le cynisme.»
En Europe, cela a pris le même chemin. En ce moment, il faudrait parler des deux inégalités: salariales et sociétales. Nous savons tous ce que nous annonce cette pandémie. On va réussir à la vaincre, mais on assistera au retour de la grande, de l’immense pauvreté. Les ONG ne savent plus où trouver de quoi alimenter leur bénévolat. Chez nous, les étudiants crient famine. Cette grande pauvreté mériterait au moins qu’on s’en occupe.
Un monde sans pardon serait-il inhabitable?
Je crois que oui. C’est une question explosive qui se pose aujourd’hui à propos de la pédophilie, du viol des femmes… Il y a un travail qui se fait, dans le monde politique et dans le monde juridique, sur la question de la prescription. Certains voudraient l’interdire complètement. Mais l’oubli et le pardon sont nécessaires pour que nous puissions continuer à vivre ensemble. Si nous créons des sociétés sans oubli, nous serons dans la bagarre perpétuelle. Chaque pays a des méthodes différentes. Chaque société est confrontée à ce même problème. Jusqu’à quel point se souvenir? (cath.ch/at/dimanche/bh)
Un homme aux mille vies
Fils de colonel, juriste, grand reporter, correspondant de guerre, cofondateur de l’association Reporters sans frontières, Jean-Claude Guillebaud est éditeur d’essais au Seuil. Jean-Claude Guillebaud est aussi producteur à la télévision, chroniqueur à «La Vie», l’écrivain français est aussi docteur honoris causa de l’UCLouvain depuis 2015.
En guise de pères spirituels, il cite: Maurice Bellet, Georges Bernanos et Jacques Ellul. Son dernier livre a pour titre: «Entrer dans la douceur». L’Iconoclaste, 2021. AT
Rédaction
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