«Eve, lève toi, tes enfants ont grandi», chantait Julie Pietri en 1986. Des paroles prophétiques pour la théologie moderne? Il semble en tout cas que l’exégèse évolue aujourd’hui largement vers une «revalorisation» de la femme dans le récit biblique de la Création, souligne Vincent Lafargue, vicaire dans la paroisse d’Aigle (VD).
Le prêtre admet avoir eu longtemps en tête, comme nous tous, l’image de cet Adam mâle, créé en premier par Dieu -et donc forcément favori- à partir duquel le Très-Haut tire la femme, pour lui servir d’assistante et lui tenir compagnie. Mais est-ce bien là l’histoire contée par la Bible?
Vincent Lafargue ne le pense pas. Il relève que trois mots du texte d’origine sont à la source d’une mauvaise compréhension. Le premier concerne le terme hébreu ezer, qui a été traduit par «aide». La Bible écrit ainsi: «Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée.» (GE, 2; 18). En hébreu, ezer n’est «pas du tout la personne qui fait le repassage ou le ménage», note le prêtre. Ce terme a plutôt le sens de «secours vital». Assez loin de la notion de «servante», il s’agit donc plutôt d’une «part indispensable» de l’homme.
Un autre terme hébreu très difficilement traduisible est tsela, la «côte» prise de l’humain pour façonner la femme. A chaque fois que ce terme est utilisé dans l’Ancien Testament, il désigne les «poutres maîtresses» du Temple. Il s’agit donc également d’une partie fondamentale de l’homme. «C’est en tout cas une chose que nous les hommes n’avons plus, parce qu’elle nous a été prise pour façonner la femme», relève Vincent Lafargue. «Cela fait dire à certains théologiens, et j’aime bien m’inscrire dans cette ligne, qu’il s’agit peut-être de la matrice». Un élément qui fait sens lorsqu’on se rappelle qu’Eve veut dire «la vivante».
Si ces deux termes ont été traduits de façon réductrice, il en est un troisième dont l’interprétation change fondamentalement la perspective du texte: le mot adam lui-même. On l’a en effet interprété comme le premier «homme», alors qu’en hébreu, cela veut dire «l’humain». Ainsi, jusqu’à Genèse 2; 23, à chaque fois qu’il est écrit adam, il est question de l’être humain et non de l’homme.
«S’il y a une idée d’infériorité, elle est doublement sur l’homme»
Dans cette perspective, le terme «femme» apparaît en premier dans la Création. «Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise» (GE 2; 23). Il y a donc d’abord l’adam- qui signifie littéralement «le glaiseux-celui qui est tiré de la terre»- dont Dieu se dit qu’il n’est pas bon qu’il soit seul, et auquel il fait un vis-à-vis. Pour cela, il est obligé de lui prendre quelque chose, et il ne sera donc plus tout à fait ce qu’il était au départ, il devient «homme». C’est ainsi uniquement dans la relation avec celle qu’il découvre face à lui qu’il découvre sa propre identité.
Cette distinction homme-femme se manifeste en hébreu dans «un jeu de mot génial» avec les termes ish et ishah. La terminaison ‘ah’ est le suffixe classique du féminin. Elle désigne aussi un «mouvement vers». Ishah est donc celle vers laquelle l’homme est attiré et par rapport à laquelle il se définit. «Bien sûr, ce sont des concepts qu’on ne peut pas traduire correctement en français», souligne le prêtre d’Aigle. Mais les traducteurs tiennent de plus en plus à rester au plus près du sens original. La dernière traduction liturgique de la Bible, sortie en 2016, mentionne ainsi les termes ish et ishah.
Il est en outre indiqué que l’homme «quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme» (GE, 2; 24). «On est donc très loin de 50 nuances de Grey, plaisante Vincent Lafargue. Car ce n’est pas la femme, mais l’homme qui est ‘attaché’ et irrépressiblement attiré par la femme. S’il y a une idée d’infériorité, elle est donc doublement sur l’homme». Ainsi, pour l’abbé, «on ne peut lire ce texte que d’une façon féministe». Une lecture qui ne valorise pas seulement la femme, mais avant tout la relation et l’égalité.
Des premiers versets donc éminemment valorisants pour les femmes, qui détonnent avec les pratiques d’un monde judaïque antique manifestement machiste, où l’on lapidait allègrement la femme adultère.
«Ce grand malentendu sur le récit de la Création a eu des conséquence particulièrement néfastes»
Vincent Lafargue note pourtant que la religion juive est au départ profondément féministe. Tout d’abord dans son mode de transmission, qui s’effectue par la maternité. Pour le prêtre, un «glissement» s’est cependant produit avec l’avènement d’une société patriarcale, en place déjà bien avant l’époque de Jésus. Ce renversement de valeurs serait lié aux notions de pur et d’impur. «Dans la tradition hébraïque, ce qui est impur est ce qui contient une force mystérieuse, plus ou moins divine, et ce qui est pur correspond à son retour à l’usage normal». Selon cette conception, la femme qui est «impure» tous les mois n’est pas du tout «sale», mais contient une force divine qui nous dépasse, la force de la vie. On retrouve cela pour le calice à chaque Eucharistie: il est impur lorsqu’il contient le sang du Christ et purifié – par le tissu qu’on appelle le «purificatoire» et pour cause – après la communion.
Par la suite, l’impur est devenu ce qu’il faut éviter, par exemple le lépreux. On ne s’assied plus sur le tabouret où s’est assise une femme qui vient d’accoucher. Dans ce mouvement, les concepts bibliques ont été utilisés pour inférioriser les femmes. Ce «grand malentendu» sur le récit de la Création a eu des conséquences particulièrement néfastes, pas seulement dans l’Eglise, mais aussi sur la société toute entière, assure Vincent Lafargue.
Après des siècles de lecture misogyne, le prêtre se dit «heureux que l’on puisse redécouvrir le véritable sens du texte». Un mouvement de théologie biblique d’abord venu d’Allemagne, un pays précurseur dans le féminisme. Dans le monde latin, ces nouvelles conceptions ont plus de peine à s’installer, «car le patriarcat» y est plus fort, affirme le prêtre. «Mais ça vient». Une Bible des femmes a été publiée en 2018, assortie d’une Bible des hommes, en 2021, précise-t-il.
L’abbé Lafargue rêve pourtant d’une Bible des hommes et des femmes, grâce à laquelle, il serait possible «de relire les beaux versets de la Genèse à deux voix». (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
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