Par Cristina Vonzun/catt.ch – Traduction et adaptation Bernard Hallet
La fraternité n’est pas seulement un message social. Que dit ce mot au cœur de l’homme?
Mauro Lepori: C’est comme si cette Encyclique avait rouvert un chemin devant l’humanité désillusionnée dans ses espoirs. La pandémie a montré et continue de montrer toutes nos fragilités, en particulier celles que nous cachons, ou que nous prétendons ne pas voir parce que d’autres les subissent.
Ce n’est pourtant pas la crise qui peut nous montrer la voie. Les crises sont des moments où nous devons nous arrêter parce que nous ne savons pas comment aller de l’avant. La direction doit être indiquée par quelque chose qui va au-delà de la crise et qui, en nous amenant au-delà, lui donne malgré tout un sens positif.
Le danger dans de telles situations est d’offrir de faux espoirs, de poursuivre des projets ou des stratégies qui nous trompent pour nous faire avancer, et au lieu de cela, nous revenons à des étapes déjà perdues.
L’encyclique Fratelli tutti est providentielle car, précisément en ce moment, elle propose une perspective de conversion et de travail qui prend en compte tous les facteurs de la crise, mais aussi tous les facteurs humains. Elle propose un chemin qui s’adresse à toute personne, quelle que soit sa condition, car c’est un chemin auquel la nature humaine est appelée depuis le début jusqu’à sa destinée ultime: le chemin de la vie en tant que relation de fraternité pour vivre comme fils et filles d’un Dieu qui, quelle que soit sa conception, est un Dieu d’amour qui appelle à l’amour. L’homme moderne n’est plus habitué à comprendre la fraternité de cette manière.
«Fratelli Tutti propose un chemin qui s’adresse à toute personne, quelle que soit sa condition.»
Quelle est donc l’idée de fraternité de l’encyclique?
L’encyclique nous rappelle avec une totale clarté que l’engagement de fraternité n’est pas seulement basé sur le partage d’une valeur, mais sur l’être le plus profond de l’homme, que nous pouvons appeler le cœur.
La «fraternité» de la Révolution française, ou d’autres types de fraternité envisagés par d’autres révolutions, est finalement un projet humain, en fonction d’autre chose, qui ne s’appuie pas sur la conscience que l’homme est créé pour cela. La conséquence est que ces «confréries» sont toujours exclusives: elles ne sont un lien d’amour qu’avec ceux qui poursuivent le même projet, qui ont les mêmes idées, même celles de haine envers d’autres personnes, d’autres classes, d’autres races et religions.
Le christianisme a apporté au monde une fraternité ontologiquement universelle, car il est fondé sur un Père qui a créé chaque être humain à son image et sur le Christ qui est mort pour tous. Même ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne partagent la même humanité, et s’ils sont fidèles à eux-mêmes, reconnaissent que personne n’est fait pour haïr l’autre, mais pour être son frère.
Qu’est-ce que la fraternité en relation avec le message de salut de Jésus?
La fraternité est l’Evangile vécue. Si la «bonne nouvelle» du Christ Sauveur ne change pas toutes nos relations dans le sens de la fraternité, au moins en tant que conscience et désir de notre cœur, cela signifie que l’Évangile ne nous atteint pas vraiment, qu’il n’entre pas dans la chair de nos vies, et donc qu’il ne peut même pas pénétrer le monde. Dans son encyclique, le pape médite longuement sur la parabole du bon Samaritain.
«Le Christ nous sauve en nous donnant la possibilité d’exprimer son amour salvateur pour chaque homme.»
Elle pourrait également nous aider à comprendre comment l’Évangile, et notre foi dans le Christ, doivent s’incarner dans des relations fraternelles, sinon elles «passent» comme le prêtre et le lévite qui ne touchent pas le blessé et qui ne s’impliquent pas comme le Samaritain. La fraternité, avant de donner l’Evangile au monde, lui permet de nous atteindre, dans nos cœurs, dans nos vies, dans nos relations. Celui qui a le plus changé pour le bien dans la parabole n’est pas tant l’homme blessé qui retrouve la santé, mais le Samaritain qui a permis à la charité d’impliquer toute sa personne, son cœur, son temps, son argent. Le Christ nous sauve en nous donnant la possibilité d’exprimer son amour salvateur pour chaque homme.
Le problème de l’individualisme revient sous différentes formes dans le texte du pape. Pourquoi cette insistance?
Le pape, utilisant une métaphore à laquelle nous sommes très sensibles ces jours-ci, écrit que «l’individualisme radical est le virus le plus difficile à vaincre» (105). L’individualisme, s’il se referme sur l’individu, est aussi contagieux qu’un virus. Comment cela? Peut-être parce qu’il a l’attrait du fruit défendu du paradis terrestre, l’attrait de désirer un bonheur exclusif que les autres n’ont pas, et cela nous fait croire que nous valons plus que les autres. En réalité, toute valeur que nous nous donnons est une tromperie, elle n’existe pas, car elle contredit la nature de notre cœur, elle contredit notre nature de créatures faites à l’image d’un Dieu qui est une Trinité de personnes totalement données les unes aux autres, sans aucun repli sur soi.
L’individualisme est la recherche d’une identité qui ne correspond pas à notre nature. Notre véritable identité est la communion. Ce n’est pas un problème nouveau, ou seulement du monde sécularisé. Combien l’individualisme est également présent dans les communautés religieuses! D’autre part, saint Benoît dans sa Règle, et avant lui les Pères du désert, ont déjà lutté contre ce virus. Au fond, l’individualisme se nourrit d’une conception fausse, isolée et autoréférentielle du «je». La vraie nature du «je» est plutôt celle de se laisser définir par le «tu», par l’autre, par le prochain.
Pour sortir de l’individualisme, nous devons découvrir qu’en réalité, l’autre possède le secret de mon bonheur, de la plénitude de ma personne. Parce qu’il est l’espace dans lequel je peux m’épanouir en amour. Même le bon samaritain aurait pu être un individualiste qui vaque à ses affaires. Mais ce jour-là, il a reçu la grâce d’être attiré par l’homme blessé comme une mystérieuse occasion de sortir de son cercle et de découvrir la liberté d’un don qui, lorsqu’il commence vraiment, n’a pas de limites, pas de fin. Dans Fratelli tutti, il y a une belle formulation de cet événement: le Samaritain était «prêt à s’ouvrir à la surprise de l’homme blessé qui avait besoin de lui». (101). La surprise est déclenchée par une beauté, par quelque chose qui attire.
«Nous ne sortons pas de l’individualisme si nous ne sommes pas surpris à la fois par l’homme blessé et par l’homme qui le sauve.»
Le pauvre homme battu et blessé n’était certainement pas beau à voir. Mais l’appel à l’amour, à la fraternité, à vivre le soin de l’autre et la communion avec lui, c’est bien de la beauté, car c’est un mystère qui attire notre cœur pour correspondre à sa nature et à sa vocation, voire à l’éternité. Ainsi, le Samaritain devient aussi une beauté qui nous attire.
Nous ne sortons pas de l’individualisme si nous ne sommes pas surpris à la fois par l’homme blessé et par l’homme qui le sauve. Aujourd’hui, nous avons plus que jamais besoin de cette surprise. Il y a beaucoup de frères et sœurs blessés, mais souvent nous ne les voyons pas. Il y a aussi de bons samaritains, des gens qui, peut-être pour un instant, un sourire, un geste, un mot, nous offrent la surprise de l’amour gratuit. Mais la surprise est aussi gratuité, et nous devons être certains que Dieu, malgré notre dureté de cœur, ne laisse jamais l’homme d’aujourd’hui manquer de surprise face à la blessure de l’autre et à la charité qui y répond. (cath.ch/catt.ch/cv/bh)
Rédaction
Portail catholique suisse
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