Comment Jean Paul II a nommé McCarrick à Washington

En nommant McCarrick archevêque de Washington en novembre 2000, le pape Jean Paul II a choisi de ne pas écouter les avertissements du cardinal O’Connor sur le comportement potentiellement déviant du prélat américain.

Hugues Lefèvre, I.Media

En fait, le «rapport McCarrick» montre que le pontife polonais les avait d’abord pris en considération avant de changer brutalement d’avis à l’été 2000, notamment après la lecture d’une lettre de l’intéressé. Immersion dans les coulisses d’une nomination explosive.

En 1999, l’archevêque de New York avait averti le Saint-Siège des  risques qu’une élévation au cardinalat de Mgr McCarrick occasionnerait, considérant les allégations qui pesaient sur celui qui était alors archevêque de Newark. Le rapport sur la «connaissance institutionnelle et le processus décisionnel du Saint-Siège concernant l’ex-cardinal Theodore Edgar McCarrick (1930-2017)», rendu public le 10 novembre 2020, permet de comprendre comment Jean Paul II a finalement choisi McCarrick pour le siège de Washington.

C’est en octobre 1999 que le nonce Montalvo reçoit la lettre du cardinal O’Connor sur McCarrick. Aussitôt, le diplomate la transmet au cardinal Moreira Neves, préfet de la Congrégation pour les évêques. Dans un courrier séparé, il livre son analyse à la Congrégation. «Malheureusement, la lecture du document et de ses annexes laisse une impression douloureuse et assez négative sur le comportement moral que semble avoir eu Son Excellence McCarrick», écrit-il, avant de nuancer : «Cependant, [le cardinal O’Connor] affirme clairement qu’il s’agit de faits qui se sont produits dans le passé et que «les divers événements et activités de comportement ont complètement changé et qu’aucun événement similaire ne s’est produit récemment»«.

L’ambassadeur du pape aux États-Unis estime néanmoins que, pour «éviter la possibilité de provoquer un scandale de grande ampleur, il semblerait que non seulement il serait plus prudent de ne pas envisager le transfert de Son Éminence McCarrick, mais qu’il faudrait soit le laisser dans son poste actuel [c’est-à-dire à Newark], soit penser à lui confier une autre fonction en dehors des États-Unis». Il ajoute qu’il serait «à craindre qu’une éventuelle démission par le prélat de son gouvernement pastoral de Newark ne pourrait se produire sans provoquer un grave scandale». Et de conclure : «Après mûre réflexion, je serais humblement d’avis qu’il vaut mieux, dans l’état actuel des choses, «quieta non movere»" – une expression latine qui peut se traduire en français par : «Ne pas agiter ce qui est calme aujourd’hui».

L’étrange attitude de Mgr Agostino Cacciavillan

À Rome, la communication du nonce Montalvo et le contenu de la lettre d’O’Connor interrogent. On demande alors à l’archevêque Cacciavillan – qui vient de servir comme nonce à Washington durant huit années – de donner son avis. Celui qui deviendra cardinal en 2001 rédige ensuite une note dans laquelle il relativise les allégations rapportées contre McCarrick, insistant sur le fait qu’il s’agit-là de lointaines «rumeurs». Au sujet d’un prêtre qui a potentiellement était victime des comportements du prélat et dont il est fait mention dans la lettre du cardinal O’Connor, l’ancien nonce aux États-Unis écrit: «Si je me souviens bien, en 1995, la croyance était que le prêtre, psychologiquement perturbé, n’était pas fiable».

Mgr Cacciavillan livre alors deux conclusions. La première est qu’»il serait peut-être préférable que McCarrick soit nommé pour Washington plutôt que pour New York», archidiocèse dans lequel il avait été prêtre. La seconde est pour le moins problématique. Alors que le cardinal O’Connor avait livré une série de personnes à contacter pour faire la lumière sur le dossier McCarrick, l’ancien nonce déclare ne pas être «favorable» à l’idée de les solliciter. Il écrit: «rien de nouveau ne serait appris, et pire encore, une «situation de procès» pourrait être créée contre Mgr McCarrick, laissant l’impression d’une grande inquiétude […]».

Jean Paul II suggère de vérifier qu’il s’agisse bien d’accusations infondées

En novembre 1999, le substitut de la Secrétairerie d’État, Mgr GiovanniBattista Re, qui allait bientôt devenirnuméro 1 de la Congrégation pour les évêques, répond au nonce Montalvo. Il lui explique avoir transmis les informations au pape Jean Paul II. Ce dernier lui a suggéré de «vérifier, lorsque l’occasion se présentera, sans urgence, qu’il s’agit d’accusations infondées».

En février 2000, le cardinal Moreira Neves, préfet de la Congrégation pour les évêques, avertit le nonce Montalvo que son dicastère ne considère pas opportun que McCarrick soit transféré à un autre siège épiscopal. Cette décision ne suspend pas pour autant «l’instruction préalable du Saint-Père, transmise par le Substitut Re au nonce Montalvo, pour déterminer si l’affaire McCarrick impliquait des «accusations infondées»«.

C’est ainsi que le nonce envoie une lettre à quatre évêques qui ont côtoyé de près McCarrick pour qu’ils communiquent «toute information factuelle» concernant «toute faiblesse morale grave dont aurait fait preuve Mgr McCarrick, dans le passé ou actuellement». Lorsque le diplomate envoie sa demande, le cardinal O’Connor vient de mourir des suites d’une tumeur au cerveau.

«Je n’ai aucun moyen de savoir si c’est vrai»

Mgr James McHugh, du diocèse de Rockville Centre, est le premier à répondre. Expliquant qu’il connaît depuis longtemps l’archevêque de Newark, il affirme n’avoir jamais été témoin de comportement inapproprié de sa part même si «sa familiarité a parfois été imprudente». Et de citer le fait que lorsqu’il invitait des jeunes hommes chez lui, il arrivait qu’un invité partage sa chambre «plutôt que d’utiliser une chambre d’amis». «Cette pratique était connue des prêtres vivant dans le presbytère de la cathédrale», ajoute-t-il.

Le 16 mai 2000, Mgr Vincent Breen du diocèse de Metuchen – dans lequel avait officié McCarrick – répond au nonce. «J’ai souvent entendu parler de rumeurs concernant l’archevêque McCarrick. Ces rumeurs concernaient principalement les relations de l’archevêque avec les jeunes séminaristes et les prêtres. Elles laissaient entendre qu’il était impliqué dans des activités illicites avec ces jeunes hommes. Je n’ai aucun moyen de savoir si c’est vrai», explique-t-il.

«Je n’ai aucune confiance dans le bien-fondé des accusations«

Mgr Edward Hughes est le troisième évêque à répondre à Mgr Montalvo. Ancien évêque de Metuchen, il affirme ne disposer d’aucune information directe et factuelle concernant une quelconque faiblesse morale de Mgr McCarrick. Néanmoins, il rapporte avoir eu à sa connaissance deux cas d’allégations contre l’archevêque de Newark. Mais «ces deux allégations émanaient de prêtres qui étaient coupables de manquements moraux pour lesquels ils ont été suspendus de leur ministère actif», relativise-t-il. Il ajoute tout de même qu’un médecin psychiatre qui a suivi l’un des prêtres a considéré qu’il pouvait être une victime de McCarrick.

Mais il assure au nonce: «bien que je ne sache pas si les accusations sont vraies ou non, je n’ai aucune confiance dans le bien-fondé des accusations de [le nom du prêtre n’est pas mentionné] […] ou dans la conclusion du Dr Richard Fitzgibbons [du nom du psychiatre mentionné au-dessus, NDLR]». Mgr Hughes juge toutefois «qu’il serait imprudent de considérer l’archevêque pour une quelconque promotion ou un honneur supplémentaire, car ces accusations – qu’elles soient ou non fondées – pourraient refaire surface».

Les visites à l’ «Oncle Ted«

Enfin, Mgr John Smith, évêque de Trenton, fournit une longue réponse dactylographiée au nonce à Washington. «Je n’ai jamais entendu quelqu’un porter une accusation fondée de comportement immoral contre l’archevêque McCarrick», affirme-t-il, avant d’apporter des éléments pour tenter de clarifier les rumeurs portant sur McCarrick. Expliquant que ce dernier, enfant unique, avait été «élevé par une mère veuve et une tante», il raconte qu’il avait, jeune prêtre à New York, établi des relations très étroites «avec trois ou quatre familles irlando-américaines». Il rendait visite régulièrement à ces familles, leur offrant des cadeaux de Noël, se réjouissant lorsqu’un enfant naissait, baptisait les enfants, etc.

Plus tard, Mgr Smith explique avoir déjà vu «des garçons en âge d’aller à l’université, issus de ces familles», venir dîner chez McCarrick, alors devenu archevêque de Newark. «Comme ils devaient rentrer de Newark à New York en transport public au milieu de la nuit, ils restaient parfois au presbytère pendant la nuit et repartaient pour rentrer chez eux après le petit déjeuner le matin». Mais, Mgr Smith le jure: «je n’ai jamais vu aucun signe montrant qu’ils étaient contrariés, maussades, confus, en colère ou dérangés pendant ces petits déjeuners. J’avais l’impression qu’ils avaient apprécié de rendre visite à quelqu’un qu’ils connaissaient et aimaient depuis leur enfance, qu’ils appelaient «Oncle Ted» et qui se trouvait être maintenant l’archevêque de Newark».

«Il ne serait pas judicieux de promouvoir Mgr McCarrick»

Le 21 juin, le nonce Montalvo rend compte de son enquête à Mgr Re. Il estime que les preuves relatives à l’inconduite sexuelle de McCarrick sont globalement «incertaines» mais propose de faire une enquête plus approfondie – qui ne lui sera jamais demandée. Néanmoins, un faisceau d’éléments lui permet d’émettre un »doute raisonnable sur la maturité morale de l’archevêque McCarrick, du moins pendant une certaine période difficile à préciser».

Le Substitut Re demande alors à l’ancien nonce à Washington, Mgr Cacciavillan, d’examiner de nouveau le dossier. Une nouvelle fois, il relativise les soupçons qui pèsent sur l’archevêque de Newark, observant que le nonce Montalvo s’est «peut-être laissé un peu trop impressionné» par la lettre du cardinal O’Connor.

Dans une note du 4 juillet adressée à Jean Paul II, l’archevêque Re résume le résultat de l’enquête du nonce. D’abord, «il ne semble pas que les «rumeurs et allégations» soient fondées». Ensuite, il ne «serait pas judicieux de promouvoir Mgr McCarrick» et qu’il faudrait songer à d’autres candidats pour le siège de Washington.

Theodore Edgar McCarrick entre en scène…

C’est alors que McCarrick, qui a été informé mystérieusement de l’enquête diligentée à son encontre, entre en scène. Le 6 août, alors que son «cas» semble réglé et qu’il ne devrait plus pouvoir devenir archevêque de Washington, il écrit une lettre qu’il remet – probablement en main propre – au secrétaire particulier de Jean Paul II, Mgr Stanisław Dziwisz. «J’ai appris qu’avant sa mort, le cardinal O’Connor a écrit au Saint-Père une lettre qui a profondément attaqué ma vie d’évêque, de prêtre et même d’homme», regrette-t-il, glissant que cette «accusation très grave» le laisse perplexe.

Au fil de la missive, s’il reconnaît avoir pu commettre des erreurs et qu’il a «peut-être parfois manqué de prudence», il assure n’avoir «jamais eu de relations sexuelles avec une personne, homme ou femme, jeune ou vieux, clerc ou laïc». Et d’ajouter : «je n’ai jamais abusé d’une autre personne ni ne l’ai traitée avec irrespect». Au terme de son courrier, il assure : «si Sa Sainteté devait perdre confiance en moi en tant qu’évêque, je démissionnerais volontiers de mon diocèse et accepterais le ministère qu’il me confierait».

… Et Jean Paul II change d’avis

Fait exceptionnel, note le rapport, la lettre de l’archevêque de Newark est aussitôt traduite de l’anglais à l’italien sous l’impulsion de Mgr Dziwisz; sans doute pour que Jean Paul II, malade et âgé, n’ait aucune difficulté à en saisir le sens.

Le pontife polonais lit la lettre. Il bascule. «Le pape Jean Paul II est devenu «convaincu de la vérité» du démenti de McCarrick», peut-on lire. Une note du rapport raconte que Jean Paul II, vraisemblablement marqué par l’expérience polonaise sous l’ère communiste, savait que la calomnie pouvait être une arme habilement utilisée par des ennemis de l’Église pour discréditer des évêques.

La candidature McCarrick revient dans la «terna«

Les jours passent. Début septembre, par l’intermédiaire du cardinal Sodano, secrétaire d’État du Saint-Siège, McCarrick est informé que le pape a bien lu sa lettre et qu’il le considère «toujours» comme un ami. Puis, alors que la candidature McCarrick avait été écartée du processus de nomination par la nonciature apostolique, le pape Jean Paul II demande au cardinal Sodano de réexaminer la carte McCarrick.

Le 25 septembre, l’archevêque Cacciavillan, l’ancien nonce à Washington, est de nouveau consulté. Il appuie très fortement le nom de McCarrick dans une note d’opinion adressée à la Congrégation pour les évêques. Il y assure notamment qu’»il ne faut pas craindre l’apparition ou la réapparition de nouvelles dans la presse» dans le cas où McCarrick serait nommé archevêque de Washington, ces dernières seraient facilement évacuées.

Début octobre, c’est l’archevêque de Newark en personne qui se rend à Rome pour une audience privée avec Jean Paul II et son secrétaire particulier, Mgr Dziwisz. Le rapport précise qu’il ne reste aucune trace des échanges entre les trois hommes.

Mgr McCarrick, nouvel archevêque de Washington

C’est alors que Mgr Re, devenu le 16 septembre préfet de la Congrégation pour les évêques, modifie son avis initial sur la candidature de l’archevêque de Newark. Lui qui au début de l’été jugeait encore qu’il ne «serait pas judicieux de promouvoir Mgr McCarrick» se range derrière la position de Jean Paul II. Il considère comme «maintenant certain» que les accusations sont fausses et qu’elles pourront être facilement démenties si un scandale éclatait.

Le 14 octobre 2000, lors d’une audience privée entre Mgr Re et le Souverain pontife, ce dernier décide officiellement de nommer Mgr McCarrick archevêque de Washington. Une note du rapport précise que «le dossier montre sans équivoque que le pape Jean Paul II a pris la décision personnellement et que le cardinal Sodano a agi selon les instructions explicites du pape». Ce dernier avait été accusé en 2018 par l’archevêque Viganò d’avoir profité de l’âge et de la maladie du pontife polonais pour forcer sa main.

De nombreuses interrogations subsistent

Mgr McCarrick deviendra cardinal quatre mois plus tard. C’est la fin d’un feuilleton qui aura duré près d’un an et durant lequel, bon nombre d’acteurs, dont le pape, auront changé d’avis. À la lecture du rapport et avec les connaissances actuelles de la perversité de l’ex-cardinal McCarrick, il apparaît évident que ce dernier a magistralement manipulé son monde – le pape en premier lieu.

Toutefois, de nombreuses interrogations subsistent quant à l’attitude de certains responsables de l’Église ainsi que sur le fait qu’aucune enquête approfondie n’a été demandée à l’époque sur un homme qui «briguait» pourtant un des plus puissants archidiocèses du monde et contre lequel un cardinal avait mis en garde.

Enfin, à aucun moment et à aucun niveau une quelconque attention aux potentielles victimes de Mgr McCarrick n’apparait dans le rapport. Sans vraiment chercher à savoir la vérité sur les faits qui étaient reprochés au prélat, les seuls motifs de réticences à sa promotion furent, à chaque étape et à tous les échelons de la hiérarchie de l’Eglise, la peur du scandale. (cath.ch/imedia/hl/mp)

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