Camille Dalmas, I.Media
Le 22 août 2018, Mgr Viganò publiait son «Témoignage» sur Theodore McCarrick, deux mois après la suspension de l’archevêque émérite de Washington par le Saint-Siège pour des abus découverts sur un mineur. Mettant en cause directement la Curie romaine, le pamphlet du prélat italien avait ébranlé l’opinion et entraîné l’ouverture d’une enquête par le Saint-Siège en octobre 2018. Celle-ci a abouti deux ans plus tard à la publication d’un rapport sur les responsabilités internes ayant permis à Theodore McCarrick de s’élever et de se maintenir au sommet de l’Église catholique malgré les dénonciations et alertes lancées des années auparavant.
« Le pape François doit être le premier à donner le bon exemple aux cardinaux et aux évêques qui ont couvert les abus de McCarrick en démissionnant avec eux tous », avait demandé l’Italien en 2018 dans sa lettre ouverte. Un véritable tremblement de terre au Vatican, qui deux ans plus tard, a pris soin de répondre aux accusations de l’archevêque dans son rapport. Le nom du prélat y apparaît ainsi 306 fois. Dans de nombreuses notes de bas de page, le rapport dénonce une vingtaine de fausses informations, spéculations erronées et omissions du «Viganò Statement" – nom donné au pamphlet de 2018. De plus le rapport souligne la responsabilité directe de l’ancien diplomate dans le fiasco de l’affaire McCarrick.
À noter qu’outre le pape François, étaient directement nommés de très nombreux cardinaux de premier plan : les secrétaires d’État Angelo Sodano, Tarcisio Bertone et Pietro Parolin, mais aussi les cardinaux Kevin Farrell, Donald Wuerl, Leonardo Sandri, Fernando Filoni, Angelo Becciu, William Levada, Marc Ouellet, Lorenzo Baldisseri, Dominique Mamberti, Francesco Coccopalmerio, Edwin Frederick O’Brien, Sean O’Malley, Rodriguez Maradiaga… Parmi ces noms, nombreux sont ceux qui, selon lui, faisaient partie ou soutenaient directement ou implicitement des « réseaux homosexuels dans le clergé ».
Si l’enquête du Saint-Siège ne porte pas sur l’existence d’un tel réseau mais bien en premier lieu sur les responsabilités de l’Église catholique dans sa gestion de la carrière de l’ancien cardinal McCarrick, le rôle joué par Mgr Viganò. Le rapport confirme que ce dernier a pris connaissance en 2006 d’informations sensibles concernant l’Américain en rédigeant un mémorandum – tiré d’un rapport du nonce à Washington Mgr Pietro Sambi – alors qu’il était secrétaire du Gouvernorat de la Cité du Vatican.
Le titre de la note de Mgr Viganò, « Cardinal McCarrick – Allégations d’homosexualité », soulignait déjà son attention singulière à la présence de personnes homosexuelles au sein de l’Église catholique, s’inquiétant de « nombreux comportements abominables » de « certains pasteurs ». À la fin du document, Mgr Viganò affirmait vouloir donner au pape Benoît XVI une « description de l’état du clergé pendant son temps » afin de lui permettre de guérir l’Église, une phrase qu’il recopiera dans la lettre de 2018.
Si les faits venaient à être prouvés, ajoute le rapport, l’ancien nonce demandait « une mesure exemplaire » contre McCarrick. Dans sa lettre de 2018, Mgr Viganò déclarait ne pas avoir été écouté par sa hiérarchie, et pointait du doigt notamment le rôle des cardinaux Sodano, Bertone et Re, affirmant que sous leur responsabilité, rien n’a été fait pour gérer le cas McCarrick. Le rapport de 2020 souligne que Mgr Viganò était, de par son poste, éloigné de la gestion de l’affaire. Le pape Benoît XVI, au courant avant même le mémorandum, avait en fait décidé, fautes de preuves, de demander à McCarrick de faire profil bas, demande orale transmise par le cardinal Re que l’Américain s’est appliqué à ne jamais respecter.
En 2008, Mgr Viganò écrit un nouveau mémorandum, cette fois-ci sur « la structure des abus sexuels aux États-Unis » à partir d’une nouvelle accusation d’abus sur séminaristes à l’encontre du cardinal McCarrick, rédigée par un psychologue américain, Richard Sipe. Elle lui a été directement transmise. La thèse du mémorandum est que « l’aberration sexuelle » observée aux États-Unis proviendrait « des comportements sexuels des supérieurs, y compris des évêques et des cardinaux ». Ce document semble avoir eu une importance décisive pour Mgr Viganò, tant il semble décrire le mécanisme à l’œuvre dans le pamphlet de 2018.
Le Saint-Siège confirme que Mgr Viganò a alors bien demandé une punition contre le haut prélat américain. Cependant, le texte présenté dans le rapport du Saint-Siège souligne qu’elle était une nouvelle fois subordonnée, pour l’Italien, à la découverte de preuves – nuance omise par Mgr Viganò en 2018. Contrairement à ce qu’il affirme, le Saint-Siège assure que les premières preuves concrètes qui ont été traitées par l’administration centrale du Vatican – et a fortiori, le pape – ne seraient survenues qu’en 2017. Le rapport, pour autant, ne masque pas les erreurs multiples des nombreux acteurs qui ont été proches du dossier pendant les années 2013-2018. Mgr Viganò semble toutefois s’être trompé : il a par exemple surestimé l’intervention du pape Benoît XVI vis-à-vis de McCarrick, qu’il a pris pour une sanction alors qu’il s’agissait d’un conseil, nuance dont McCarrick aurait été, selon plusieurs sources citées, totalement conscient.
Les contradictions entre la lettre de Mgr Viganò et l’enquête du Saint-Siège pourraient s’expliquer par une méconnaissance du dossier par le premier, du fait de sa faible implication, du moins jusqu’en 2011 – date de sa nomination à la nonciature apostolique de Washington. C’est le cas notamment de son analyse sur certaines décisions prises par ses supérieurs ou ses prédécesseurs avant cette date. Sur le cas de Jean Paul II, mis en cause personnellement par le rapport, il est intéressant d’observer que Mgr Viganò le prend à rebours comme modèle face aux errements de ses successeurs.
Sur un point, le Saint-Siège semble lui donner raison, laissant entendre qu’il est possible que le cardinal Ouellet, de la Congrégation pour les évêques – nommé en 2010 – ait pu omettre d’informer le nouveau nonce du «dossier McCarrick» à son arrivée à Washington. Selon eux, les archives semblent le montrer, et ce malgré le témoignage contradictoire du haut prélat canadien. Le rapport du Saint-Siège ne donne cependant pas raison à Mgr Viganò pour avoir immédiatement et vindicativement averti le cardinal Ouellet des restrictions concernant McCarrick. Rien dans les archives de la nonciature ou de la Congrégation ne vient corroborer cette version. Au contraire, tout semble indiquer que les premières instructions du cardinal Ouellet sur le cas McCarrick sont arrivées à la fin de l’année 2012.
Entre temps, le rapport note que le cardinal McCarrick a participé à de nombreux événements, partagé plusieurs repas et envoyé des dizaines de lettres à Mgr Viganò. Ce dernier aurait aussi laissé l’archevêque émérite entreprendre d’importants déplacements, alors que la consigne depuis le début du pontificat de Benoît XVI était de les limiter.
Une lettre adressée par McCarrick à Mgr Viganò, dans laquelle il semble prêt à prendre du recul, a retenu l’attention des enquêteurs :« Je ne souhaite qu’être utile et, bien que je doive admettre que même à 82 ans j’apprécie les concessions mutuelles de ces réunions, je suis tout à fait disposé à me mettre à la retraite si Votre Excellence ou mes autres supérieurs estiment que cela est préférable ». Le Saint-Siège affirme que rien ne prouve que Mgr Viganò ait jamais pris en considération cette offre de retrait. Aucune preuve d’une démarche pour informer sa hiérarchie n’a aussi été retrouvée. Le rapport semble montrer au contraire un nonce apostolique particulièrement proche du haut prélat américain pendant ces années.
Jusqu’au mois d’août 2012, l’entente entre les deux hommes est donc, selon le rapport, tout à fait cordiale. En ce qui concerne Theodore McCarrick, il semble même que le contrôle exercé par le Saint-Siège soit devenu nettement moins restrictif à partir de 2011, si on compare notamment sa relation avec son prédécesseur Mgr Sambi. Les exemples apportés par le rapport sur cette réalité sont, il faut le noter, très nombreux. La liberté de mouvement de McCarrick ne semble en tout cas pas avoir été encouragée à partir de l’élection du pape François en 2013, comme l’affirme Mgr Viganò dans son pamphlet.
Mgr Viganò affirme ensuite dans sa lettre qu’il a rapporté la situation au pape François lors d’une rencontre en juin 2013, et que celui-ci l’aurait « assailli […] avec un ton de reproche ». La scène, partiellement disponible en ligne, semble indiquer le contraire. Le pape François ne se souvient pas avoir été mis au courant par le nonce de la situation à Washington. Cependant, les correspondances ultérieures de Mgr Viganò, étaye le rapport avec plusieurs documents, tendent à montrer qu’une telle conversation n’a pas eu lieu.
Mais le rapport ne corrige pas uniquement les erreurs, il revient sur le rôle de Mgr Viganò dans cette affaire. Le Saint-Siège souligne tout au long du rapport que nombre d’informations apportées à son ancien nonce aux États Unis n’ont jamais été transmises à sa hiérarchie. À noter que ses prédécesseurs semblent avoir aussi souvent péché sur ce point.
Mais dans le cas de Mgr Viganò, apparaît, selon le rapport, une forme de passivité nettement plus problématique. Le point le plus sensible découle de la réception d’une lettre du cardinal Ouellet datée du 12 septembre 2012, présentée intégralement dans le rapport. Ayant été informé par Mgr Viganò de nouvelles accusations contre McCarrick, le préfet lui demande de « répondre à [la victime], lui demandant de clarifier ses accusations ». Une démarche que le nonce ne semble avoir jamais menée.
Cette absence d’action est par ailleurs confirmée par la victime : « Il ne m’a jamais contacté. J’avais écrit la lettre pour savoir que je lui avais fourni les informations. Mais il ne m’a jamais recontacté. J’ai eu le sentiment qu’il aurait dû me répondre parce que j’ai expliqué que j’avais été maltraité ». L’inaction du nonce semble être explicable, au regard des éléments apportés dans le rapport, par son obsession de la corruption des hautes sphères ainsi que l’assimilation possible des victimes à des partenaires consentants que montraient ses deux mémorandums sur le cas McCarrick de 2006 et 2008. De plus, l’archevêque italien n’a jamais caché qu’il avait peu apprécié sa nomination à Washington, pensant être tout indiqué pour nettoyer la Curie au sein du Gouvernorat du Vatican.
Il est important de souligner que nombre des protagonistes impliqués par Mgr Viganò ne sont même pas cités dans le rapport du 10 novembre, par exemple les cardinaux Coccopalmiero, Maradiaga et Baldisseri. Ils ne sont pas directement liés à l’affaire mais plus à une hypothétique « Lavender Mafia » – nom parfois donné au lobby homosexuel dans l’Église.
Ceux qui sont directement impliqués dans la gestion de l’affaire ne sortent pas tous indemnes. C’est le cas des acteurs du Saint-Siège en 2000 lors de la nomination de McCarrick à Washington. Le cardinal Angelo Sodano (cité 30 fois) était au plus proche du pape, et un voyage à New York en septembre 2000 est suspect. Cependant, le rapport insiste sur le fait que c’est Jean Paul II qui a pris personnellement la décision de nommer McCarrick. N’est en revanche pas cité le cardinal Stanisław Dziwisz (45 fois), secrétaire personnel de Jean Paul II, qui semble avoir joué un rôle très important dans les interactions entre le Saint-Siège et Theodore McCarrick à ce moment crucial. Une façon pour Mgr Viganò de protéger le saint polonais ?
Certains cas sont plus ambigus, tel celui du cardinal Re (cité 187 fois), opposé à la nomination de McCarrick en 2000, puis favorable après l’intervention du pape Jean Paul II. Mais il importe de noter que ces décisions arrivent très tôt après sa nomination à la tête de la Congrégation pour les évêques. Le cas du cardinal Bertone est assez similaire à celui de Re, et marqué par une absence de réaction face aux nombreux indicateurs qui lui sont parvenus sur le cas McCarrick.
Celui du cardinal Wuerl, successeur de McCarrick à Washington et accusé de l’avoir placé dans une résidence avec des jeunes garçons, est dans l’ensemble mis hors de cause. Seul reproche à l’encontre de Mgr Wuerl dans le rapport, qui s’adresse à presque tous les prélats jusqu’à la découverte d’un acte pédophile en 2017 : il semble ne pas donner un grand crédit aux accusations. Cependant, il ne manque pas de les faire remonter à sa hiérarchie, contrairement à ce qu’affirme l’ancien nonce.
Le cardinal Farrell (cité 15 fois), violemment mis en cause par Mgr Viganò, n’aurait pas pu observer les méfaits du cardinal McCarrick lorsqu’il a habité dans la même résidence pendant 6 ans dans les années 2000 : aucune accusation n’a été enregistrée jusqu’aujourd’hui depuis le début des années 1990.
Dans la catégorie de «ceux qui savaient mais n’ont rien fait» selon Mgr Viganò, de nombreuses personnes, à la lecture du rapport, semblent avoir été bien peu décisives dans les prises de décision erronées du cas McCarrick: le cardinal Becciu (30 fois), le cardinal Levada (8 fois), le cardinal Mamberti (11 fois), le cardinal Parolin (57 fois), le cardinal Sandri (11 fois), le cardinal Filoni (6 fois), le cardinal O’Malley (2 fois), le cardinal O’Brien (1 fois). Ils n’apparaissent principalement que du fait de leurs fonctions à certains moments de l’évolution de l’affaire.
Le pamphlet de 2018, au regard des nombreuses mises en cause directes du rapport de 2020, peut être lu comme une façon pour Mgr Viganò de se protéger et de protéger sa ligne idéologique. Si c’était le cas, il faut remarquer que, ironiquement, l’enquête qui aujourd’hui met en cause sa propre action est en grande partie de son fait.
L’ancien nonce a rapidement réagi à l’article dans un billet publié sur internet le 10 novembre 2020. Il le décrit comme un nouvel épisode dans la « fiction vaticane », dénonce une « opération surréaliste de mystification ». Les marges du rapport prenant un soin indéniable à répondre à ses accusations, l’Italien peut décrier la « tentative de discréditer [sa] personne ». Il y voit enfin « une preuve supplémentaire de la corruption et de la mauvaise foi » de ses adversaires, mais n’apporte dans un premier temps aucune contradiction factuelle.
Sur la chaîne américaine EWTN, Mgr Viganò a ensuite affirmé le 12 novembre 2020 qu’il trouvait « anormal qu’on n’ait pas envisagé de [l’]appeler pour témoigner ». Il a rejeté l’accusation selon laquelle il n’aurait pas enquêté sur le cas d’une victime comme cela lui avait été demandé par le cardinal Ouellet en 2012. Le Saint-Siège aurait omis selon lui de signaler un appel qu’il aurait passé à Mgr Paul Gregory Bootkosky, évêque de Metuchen en contact avec la victime à l’époque.
« Je ne dirai pas un mot à ce sujet. Je pense que la déclaration parle d’elle-même. Et vous avez la capacité journalistique de tirer vos propres conclusions », avait déclaré le pape François aux journalistes en 2018, après la publication de la lettre de Mgr Viganò. Son administration a cependant jugé bon de riposter aux graves reproches faits par un de ses membres. Aux 11 pages de la lettre de Mgr Viganò, qui a été suivie par de très nombreux autres pamphlets contre le pontificat du pape François depuis deux ans, s’oppose donc aujourd’hui un rapport de 455 pages, réponse officielle du Saint-Siège aux interrogations qu’avaient suscitées les révélations de 2018.
D’un côté, le rapport de 2020 se présente comme une enquête structurée, apportant nombre de témoignages, de documents et d’informations qui sont souvent croisées, pour étayer son propos. Il laisse encore plusieurs zones d’ombres, mais un nombre conséquent d’erreurs individuelles et structurelles de l’Église y sont exposées. Au contraire, les erreurs de l’affaire McCarrick, selon Mgr Viganò, auraient été commises par une minorité dirigeante corrompue dans un objectif précis : faire progresser une cause ennemie, celle d’un lobby homosexuel. Une minorité dont le pape François serait la caution. Mais au regard des éléments apportés par l’enquête du Saint-Siège, que reste-t-il aujourd’hui de la lettre de 2018 de Mgr Carlo Maria Viganò ? (cath.ch/imedia/cd/mp)
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