Domicilié à Fribourg, Stève Bobillier partage son temps entre le Collège St-Michel, où il enseigne la philosophie, et la rue des Alpes, où il travaille comme bioéthicien pour la Conférence des évêques suisses (CES). Ce père de deux jeunes jumeaux rencontre cath.ch en Basse-Ville, à quelques pas de chez lui, mais à l’extérieur, de sorte à ce que le virus se mêle le moins possible à la conversation.
Le livre qu’il vient de publier en octobre 2020 – L’éthique de la personne. Liberté, autonomie et conscience dans la pensée de Pierre de Jean Olivi (Editions Vrin) – est le fruit d’une dizaine d’années de travail de philosophie médiévale.
Cath.ch: Pourquoi avoir choisi ce thème de doctorat?
Stève Bobillier: J’ai été attiré très tôt par la question du mal, après avoir suivi un cours philosophique de Dominique Pignat au Collège de Saint-Maurice. Certains me demandent parfois si cet intérêt reflète un côté obscur en moi, mais je ne pense pas. Définir le concept du mal permet de mieux saisir où se situe le bien. La ligne entre le bien et le mal n’est pas évidente à distinguer. Ce n’est pas une limite précise, ‘noir ou blanc’. Je vois dans mon travail d’éthicien qu’il s’agit toujours de nuances: on ne fait pas toujours le mal pour faire du mal.
«On ne fait pas toujours le mal pour faire du mal.»
Et pourquoi avoir choisi la figure de Pierre de Jean Olivi pour en parler?
Avant tout parce que c’est un personnage remarquable. Il a une vie et une pensée fascinantes, qui nous inspirent aujourd’hui encore. Le nom de Pierre de Jean Olivi ne dit sans doute pas grand-chose, mais ce franciscain était très connu de son vivant. Au 14e siècle, il sera même autant vénéré que François d’Assise. Certains le considèrent comme un saint, influençant la pensée de grands auteurs comme Duns Scot, Guillaume d’Ockham ou Dante, tandis que d’autres le traitent d’hérétique, du fait de l’originalité de ses thèses. Son nom et ses écrits seront oubliés, et ne seront redécouvert qu’au 20e siècle, avec Hannah Arendt notamment.
Qu’est-ce que l’on reprochait à Pierre de Jean Olivi?
Surtout l’originalité de ses thèses sur l’humilité et sur son éthique. Un point particulier est celui de l'»acrasie», appelé aussi faiblesse de la volonté: comment se fait-il qu’une personne, qui a deux options, choisit parfois la mauvaise en connaissance de cause? J’aime bien prendre l’exemple de la cigarette. Tout le monde sait qu’elle est nocive, pourtant il y a toujours un grand nombre de fumeurs.
«Connaître le bien et le mal ne suffit pas, il faut la volonté d’agir vertueusement.»
C’est faux de dire qu’ils sont soumis à une dépendance, à leurs passions, sinon personne ne pourrait arrêter de fumer. Continuer est un choix volontaire. Si on agit délibérément mal, c’est parce qu’on met volontairement sa conscience morale de côté. C’est le même point qui a intéressé Hannah Arendt par rapport à l’officier nazi Eichmann. Connaître le bien et le mal ne suffit pas, il faut la volonté d’agir vertueusement.
En ce sens, la volonté n’est pas faible ?
Au contraire, Olivi insiste sur l’absolue puissance de la volonté. C’est elle qui définit principalement la personne humaine, au contraire de ce qui dit son principal adversaire Thomas d’Aquin, qui suppose que c’est l’intellect. Pour Olivi, cet intellect est obligé de penser le bien. La volonté est supérieure, car elle nous rend libre. Elle permet à la conscience de revenir sur elle-même et de juger de la valeur de ses actes. La conscience de soi devient ainsi avec Olivi conscience morale. Cette volonté forte doit lutter contre l’orgueil. En effet, pour Olivi, tout acte mauvais a sa racine dans une volonté de pouvoir sur autrui.
C’est un peu le «Je pense donc je suis» de René Descartes…
Oui, et c’est même plus que cela. Olivi introduit la notion de ‘conscience’ dans la définition de la personne. Le premier philosophe qui le définira ainsi, par après, sera l’Anglais John Locke, au 17e siècle. Avant, on pensait que la personne se connaît au travers d’autrui et du monde qui l’entoure. Olivi inverse ce rapport et suppose que l’âme peut se connaître elle-même directement.
C’est le mouvement de la conscience de soi. Par ce même retour sur soi, elle peut juger elle-même de la valeur de ses actes. Sa définition de la personne a des implications éthiques concrètes. Ce n’est plus seulement l’Eglise qui définit de manière objective ce qu’est la morale, la personne possède un for intérieur qui lui permet d’en juger.
On peut imaginer que, pour l’époque, l’Eglise ne voyait pas d’un bon œil un théologien qui prétend que l’homme puisse se faire juge de ses propres actes.
La difficulté est surtout que si chacun définit ses propres règles, on arrive à ce qu’on appelle un relativisme moral. Tout devient subjectif. Il y a plus de bien ou de mal, et c’est la fin de l’éthique. Olivi ne veut pas tomber dans ce piège. Il doit conserver une norme morale universelle. Certes, au Moyen Âge, c’est Dieu, mais l’homme n’y a pas accès de son vivant. La notion de personne va permettre à Olivi de résoudre ce problème.
«Pour Olivi, tout être humain possède par nature un ‘sens moral’, qui le motive à faire le bien»
En effet, la personne renvoie à ce que nous avons tous en commun, à notre humanité. Elle n’est pas l’individu, qui désigne ce qui me différencie d’autrui. Si chacun possède cette humanité en soi, on retrouve une forme d’universalité. Or, pour Olivi, tout être humain possède par nature un ‘goût spirituel’ –ce qui deviendra plus tard un ‘sens moral’ – qui me motive à faire le bien. Ce goût rend savoureux le bien et insipide ou amer les actions mauvaises.
«La liberté de faire le bien ou le mal» est au cœur des réflexions médiévales. N’est-ce pas toujours le cas aujourd’hui?
Que l’on soit au Moyen Âge ou au 21e siècle, les questions éthiques demeurent identiques. Ce sont les contextes qui changent. Expliquer que le choix du mal provient de l’orgueil, ou se demander si l’homme possède par nature un goût pour le bien qui le rend bienveillant, sont toujours d’actualité. Bien plus, aujourd’hui, nous sommes dans des sociétés de l’hyper-individu, dans un monde d’interconnexion, qui suppose une distance par rapport à autrui. Nous en oublions facilement ce qui nous relie, la communauté, l’humanité.
Paradoxalement, nous tendons à nous définir à travers le regard des autres – notamment par les réseaux sociaux. Nous recherchons la relation dans le paraître plutôt que dans l’être, le plaisir individuel, la satisfaction et l’augmentation de son propre bien, plutôt que le bien commun, qui pourrait pourtant rejaillir sur son propre bien. En un sens, les réponses d’Olivi sont bien plus prégnantes aujourd’hui.
Qu’est-ce que la vision de Pierre de Jean Olivi, un homme du Moyen Âge, peut nous apporter aujourd’hui?
Par exemple, une meilleure conception de l'»autonomie». Aujourd’hui, l’autonomie est comprise comme la possibilité de faire tout ce qu’on veut. Un slogan beaucoup utilisé, même pour la Covid, est «mon corps, mon droit». Nous avons oublié que toutes nos actions ont des conséquences sur autrui, qu’il n’y a pas de choix purement individuel. Ne pas respecter les consignes d’hygiène n’est pas une question de liberté individuelle, mais de responsabilité commune.
«Il n’y a pas de choix purement individuel;
toutes nos actions ont des conséquences sur autrui».
Olivi, de son côté, renforce cette éthique de la personne tournée vers la communauté. Sa définition de l’autonomie serait la suivante: Je choisis moi-même de faire le bien (volonté), parce que je comprends que c’est bien (conscience) et pour les autres et pour moi (bien commun).
Pour lutter contre la Covid-19, les directives sanitaires nous incitent à une distanciation physique… voire sociale. Comment analysez-vous l’impact moral de ces nouvelles normes?
J’espère sincèrement que cette pandémie aura au moins le mérite de faire en sorte que nous soyons moins individualistes, de nous rappeler que nous avons besoin d’autrui pour bien vivre et que nous sommes tous des personnes d’égale valeur. Plus que jamais, nous faisons l’expérience que nos actions ont toujours un impact sur autrui. Si cette pandémie ne nous rendra pas moins ‘individus’, il faut espérer qu’elle nous rappellera peut-être davantage à notre humanité partagée. (cath.ch/gr)
Le parcours de Stève Bobillier à grands traits
Né en novembre 1982, Stève Bobillier grandit à Orsières (VS). Après ses études au Collège de Saint-Maurice, il étudie la philosophie aux Universités de Fribourg et de Genève. Il effectue un doctorat à École des hautes études en Sciences sociale (EHESS) de Paris, et poursuit un PostDoc FNS à l’Université Sapienza à Rome.
Chef de chœur, mari et père de deux jumeaux, Stève Bobillier est de retour à Fribourg depuis 2018. Il travaille comme collaborateur scientifique pour la Commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses (CES) et enseigne la philosophie au Collège St-Michel. GR
Grégory Roth
Portail catholique suisse
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