Raphaël Rauch, kath.ch / traduction adaptation: Maurice Page
«Je n’ai jamais voulu devenir riche. Etre célèbre et puissant est plutôt un fardeau. Mais la richesse est une nécessité si vous voulez devenir entrepreneur», a déclaré à kath.ch le milliardaire zurichois. Au soir de sa vie, il revient assez longuement sur son rapport à Dieu, à l’argent et à l’Eglise.
Que vous vous inspire cet âge de 80 ans?
Christoph Blocher: C’est une phase de la vie où l’on est plus proche de la mort qu’à 30 ans. Atteindre 80 ans n’est pas de notre mérite. Tout est entre les mains de Dieu. Nous ne pouvons rien au fait d’être né. Nous le célébrons à l’occasion de nos anniversaires. Dans ma vie, j’ai dû prendre de nombreuses décisions de grande portée. J’ai aussi fait des erreurs. Mais dans l’ensemble, cela s’est bien passé. On peut dire que c’était le hasard, la chance, le destin ou la grâce de Dieu.
Quelle erreur regrettez-vous le plus?
Je ne sais pas. Je ne suis pas masochiste de profession.
Que signifie la religion pour vous?
Je ne suis pas très religieux. Je n’ai pas de relation déterminante avec la religion. Mais j’ai une saine confiance en Dieu. Je suis chrétien. Je reconnais Dieu comme miséricordieux et comme sauveur.
«Tous les hommes sont sous la grâce de Dieu, créateur du monde et rédempteur»
Que signifie pour vous être chrétien?
Tous les hommes sont sous la grâce de Dieu, créateur du monde et rédempteur. Ce message de salut s’applique à tous. Je suis heureux d’avoir pu parcourir le monde avec cette confiance en Dieu. Je suis un disciple du théologien réformé bâlois Karl Barth.
Mais politiquement, vos opinions diffèrent de celles de Karl Barth.
Nous avons quelques chevauchements. J’aime son attitude contre le national-socialisme. Après tout, mon père était un pasteur et un adepte de l’Eglise confessante de Karl Barth. Par contre, Barth n’a pas joué un très bon rôle dans le débat contre le communisme. Il l’a dépeint de façon trop belle, trop inoffensive.
Que retenez-vous dans la théologie de Karl Barth?
Son message génial est que Dieu est tout autre. Il se refuse à décrire Dieu. Il prêche la grâce de Dieu. La question n’est pas tant de savoir si l’homme croit en Dieu, mais plutôt s’il a l’approbation de Dieu. C’est plein de signification et cela me plaît.
Vous vous souvenez sans doute de la célèbre déclaration de l’évêque auxiliaire de Coire, Mgr Peter Henrici, selon laquelle un chrétien ne peut pas voter pour l’UDC.
Henrici détermine qui est chrétien et qui ne l’est pas. C’est tout le contraire de la théologie de Karl Barth. Dire: ‘Je le suis et d’autres ne le sont pas’, m’apparaît comme de l’arrogance.
Certes, mais il y a des positions politiques qui ne sont pas chrétiennes. Le christianisme prêche l’amour du prochain. En d’autres termes, le contraire de votre politique: fermer les frontières, chasser les requérants d’asile…
Je ne soutiens pas ce message. C’est une insinuation. Nous sommes favorables à l’acceptation des vrais réfugiés. C’est-à-dire les personnes qui sont persécutées dans leur propre pays. Elles doivent être acceptées. Ce n’est pas à discuter. Mais il n’est pas possible d’accueillir tous les gens simplement parce qu’ils pensent trouver ici de meilleures conditions de vie.
Le pape François, dans son encyclique Fratelli tutti, estime que la recherche d’une vie meilleure est une raison légitime de quitter son foyer.
Le flux de réfugiés est en grande partie le fait de trafiquants d’êtres humains et de passeurs. Les gens paient de grosses sommes d’argent pour cette promesse: ‘Vous pourrez aller en Suisse.’ Il faut y mettre un terme. C’est notre politique d’asile. Tout le reste est hypocrite – on pourrait aussi le dire à Mgr Henrici.
«Je n’ai rien contre les minarets en Turquie. Mais la Suisse est un pays qui a une fondation chrétienne»
Quelle a été votre décision de politique religieuse la plus importante: l’interdiction de la construction de minarets, le débat sur la burqa…?
Ce n’étaient pas mes projets. Je n’aurais pas fait l’initiative des minarets de cette manière, mais je l’ai finalement soutenue. Le minaret est un symbole du pouvoir musulman. Je n’ai rien contre les minarets en Turquie. Mais la Suisse est un pays qui a une fondation chrétienne.
Votre fille Magdalena a épousé un catholique. Cela vous a-t-il posé un problème?
Non cela ne m’a pas dérangé. Il y a 150 ans, cela aurait été différent.
Votre beau-fils catholique a quitté la corporation ecclésiastique zurichoise et paie sa contribution directement à l’évêque de Coire. Qu’en pensez-vous?
C’est son affaire. C’est un adulte. Après tout, il était actif dans le soutien à l’Eglise, mais il s’est dit: «Je ne peux plus le supporter. Je reste catholique, mais je ne soutiens pas ce système qui est faux. C’est pourquoi il verse sa contribution directement à l’évêché. Il n’était pas intéressé par le fait d’économiser ses impôts ecclésiastiques.
Quelles relations avez-vous avec les évêques de Coire?
Je connaissais bien tous les évêques, car j’avais la plus grande entreprise des Grisons. J’ai entretenu de bonnes relations avec eux. Mais je n’ai pas à juger leur ligne catholique. Nous, les réformés, avons assez à faire pour maintenir l’ordre dans notre propre maison.
Avez-vous déjà songé à quitter l’Église réformée?
Il y a beaucoup de choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Une fois, j’ai lu dans le bulletin de l’Eglise une liste de professions ‘pécheresses’. Parmi elles, il y avait celle de garagiste! Cette attitude moralisatrice me rend malade. Je n’ai pas quitté parce que celui qui est sorti, est sorti. Or je veux continuer à critiquer mon Eglise.
«Les Eglises pourraient créer elles-mêmes une chaîne de radio et de télévision»
La suppression d’émissions religieuses à la radio publique suisse alémanique SRF a valu de vives critiques à sa directrice Nathalie Wappler. Qu’en pensez-vous?
Je n’ai pas de télévision et je n’écoute la radio que dans ma voiture. Si la télévision publique estime qu’un programme n’a plus de justification, les Eglises doivent le faire elles-mêmes. Elles pourraient créer elles-mêmes une chaîne de radio et de télévision. Elles auraient l’argent pour cela.
La concession de la SSR mentionne explicitement la religion comme une mission. La SRF sera-t-elle à la hauteur de sa mission si elle fait des économies sur la religion?
Je suis contre une télévision d’État. Mais si elle existe, elle doit remplir le mandat de sa concession. En ce qui concerne le programme, je suis également insatisfait. Il devrait y avoir beaucoup plus de programmes d’histoire.
Pendant le confinement, le président de la Conférence des évêques suisses, Mgr Felix Gmür, a déclaré: «Malheureusement, le Conseil fédéral a oublié les Eglises.»
Les Eglises ont parlé trop peu et trop doucement. Elles auraient dû dire immédiatement: ‘Voici notre plan de protection, nous voulons continuer à célébrer les services religieux’. Mais je pense que beaucoup de gens d’Eglise étaient contents de ne plus avoir à prêcher le dimanche.
Je ne peux pas donner de conseils aux évêques parce que je ne suis pas catholique. Aux réformés, je dis: que vous soyez dans le système ou pas, cela m’est égal. Mais les Eglises doivent être pertinentes sur les questions de la vie. Faites votre travail !
Précisément quel est ce travail, cette mission?
Proclamer la parole de Dieu et assurer un service pastoral. Si les Eglises prennent cette mission au sérieux, aucune ne fera faillite. Mais si elles s’écartent de leur mission, elles ne seront plus prises au sérieux. C’est déjà souvent le cas. La conséquence est l’apparition d’Eglises libres, de communautés religieuses ou de sectes.
«Le christianisme prévaudra même si les Eglises devaient faire faillite»
Craignez-vous la chute de l’Occident chrétien?
Non. Mais il se peut très bien que les Eglises soient énormément affaiblies. Mais vous ne pourrez pas éradiquer le message de Jésus. Le christianisme originel n’était pas une Eglise respectable, mais seulement quelques apôtres. Néanmoins, le message a prévalu. Le christianisme prévaudra même si les Eglises devaient faire faillite.
À quelle fréquence fréquentez vous l’église?
Relativement souvent comparé aux autres. Mais je n’en fais pas tout un plat. Et je souffre du fait que je dois choisir les services religieux normaux. Pour beaucoup de gens, un office dans lequel la proclamation du message biblique est centrale, est aujourd’hui démodé. On pense qu’il faut faire venir les gens à l’église avec des événements et des joyeux lurons. Ce n’est pas mon affaire. J’attends une bonne prédication.
Les réformés doivent-ils dans ce sens apprendre quelque chose des catholiques?
Les catholiques ont un ordre liturgique, le prêtre ne peut pas raconter des choses stupides. L’Église réformée a elle-même un ordre liturgique, mais il n’est pas respecté.
Je ne comprends pas non plus pourquoi les réformés indiquent toujours dans le bulletin paroissial qui prêche. C’est stupide. Je ne veux pas savoir qui prêche. Mais celui qui prêche doit prêcher correctement. Les pasteurs doivent être mieux formés. Il y a des lacunes dans la formation théologique. La centralité du message biblique est beaucoup trop négligée. Il y a beaucoup de psychologie en jeu – c’est aussi important, mais pas le centre.
«Un entrepreneur doit être riche»
Le Christ a des jugements sévères pour les riches:»Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu».
C’est vrai. Mais je crois toujours que je vais aller au paradis. Savez-vous pourquoi je suis devenu milliardaire?
Parce que vous avez travaillé dur pour cela?
Non, je ne dirais pas ça. Je suis parti de zéro. Ma fortune est venue du fait que j’ai eu le courage de sauver une entreprise en faillite. Un entrepreneur doit être riche. Abraham était un homme riche et il a fait quelque chose de cette richesse. Il a donné à Lot la moitié de la terre pour qu’il puisse avoir la paix. Si un entrepreneur est pauvre, cela signifie que son entreprise ne vaut rien. L’entreprise fait faillite, crée du chômage.
Je connais la parabole des talents. C’est une obligation de prendre des risques et de traiter avec de l’argent. Ne rien faire, c’est bien ce qui est répréhensible.
Vous avez réclamé que votre pension d’ancien conseiller fédéral vous soit versée. En tant que milliardaire, vous n’avez pas besoin d’argent. Où voulez-vous en venir?
Il vaut mieux que j’utilise l’argent que l’Etat. Je participe à de nombreux projets caritatifs, par exemple pour l’île musicale de Rheinau. C’est un merveilleux monastère bénédictin. Si l’argent reste garé à Berne, ces projets ne sont pas soutenus.
L’initiative pour les multinationales responsables veut que les entreprises qui ont de la saleté sur les mains puissent être tenues pour responsables, même en Suisse.
Tous les gens qui sont sales ne doivent pas être condamnés. Je fais des affaires à l’international. Nous ne pouvons pas nous contenter de traiter avec des personnes qui ont toujours les mains propres. Bien sûr, il est plus facile d’être un prêtre avec des mains blanches que quelqu’un qui fait des affaires dans le monde entier. Je rejette l’initiative. Il va sans dire que tout entrepreneur doit respecter les lois de l’Etat dans lequel il opère. Mais l’initiative va trop loin. Dans certains pays, il est courant que les enfants commencent à travailler dès l’âge de 14 ans. Aujourd’hui, les entreprises suisses devraient être condamnées simplement parce que nous, en Suisse, pensons que les jeunes ne devraient pas travailler avant l’âge de 16 ans. Dans ce sens l’initiative est inhumaine. Ceux qui la soutiennent ne savent pas ce qu’ils font.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui, comme vous, veulent devenir riches, puissants et célèbres?
Ce n’est pas le but de la vie. Je n’ai jamais voulu devenir riche. Être célèbre et puissant est plutôt un fardeau. La richesse est une nécessité si vous voulez devenir entrepreneur. Si vous faites votre travail correctement, vous deviendrez riche, que vous le vouliez ou non. (cath.ch/kath.ch/rr/mp)
Christoph Blocher
Christoph Blocher est né le 11 octobre 1940 à Schaffhouse. Fils de pasteur, il est le septième d’une famille de onze enfants de condition modeste. Contre la volonté de son père, il effectue un apprentissage d’agriculteur. Il obtient ensuite sa maturité et étudie le droit à l’Université de Zurich, avec des passages à Montpellier et à Paris. Il obtient son doctorat en 1971. Marié à Silvia, il a trois filles et un fils.
En 1983, le patron de l’entreprise Ems-Chemie meurt. En tant que nouveau gérant, Christoph Blocher parvient à la racheter à bon prix et la fait largement prospérer. En 2003, il cède ses parts à ses enfants et c’est sa fille aînée, Magdalena Martullo-Blocher, qui en reprend la direction. La fortune de la famille Blocher se monte à environ dix milliard de francs. Christoph Blocher est actif également dans le domaine médiatique à travers le groupe Zeitungshaus.
Membre de l’Union démocratique du centre (UDC), il a été conseiller national de 1979 à 2003. Elu conseiller fédéral pour la période 2004 – 2007, il est l’un des quatre conseillers fédéraux à n’avoir pas été réélu. A la tête de son parti, il se fait connaître entre autres pour ses prises de positions pour l’indépendance de la Suisse et contre le rapprochement avec l’Union européenne. MP
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