«Fratelli tutti est un cri d’angoisse et d’alerte face à notre monde qui ne va pas bien», lance Paul Dembinski. Dans le café genevois où il rencontre cath.ch, en dessus du masque de rigueur, ses yeux gris-bleu et sa voix posée reflètent la gravité du sujet. Mais aussi une préoccupation palpable.
Car pour le professeur à l’Université de Fribourg, l’économie est plus qu’un passionnant objet d’analyse, c’est un instrument qui doit, ou du moins devrait, contribuer à plus de fraternité et de solidarité humaines. Depuis de nombreuses années Paul H. Dembinski s’intéresse à l’enseignement social chrétien au travers de ses recherches de ses activités associatives, notamment dans la Plateforme dignité & développement en suisse romande et dans l’Association internationale pour l’enseignement social chrétien (AIESC) au niveau international. «Un enseignement qui reste peu connu, alors qu’il recèle des trésors».
«Parmi les choses qui m’ont frappé dans Fratelli tutti, il y a ce constat inquiétant que l’histoire se met à reculer ou encore qu’il faut d’urgence (re)créer un ‘nous’ qui a été disloqué sous la poussée de l’individualisme, souligne l’économiste d’origine polonaise. Parce qu’on a perdu le goût du ‘vivre ensemble’, du ‘faire ensemble'». Il note aussi un paradoxe très important que le texte met en évidence en jouant sur les termes monde ouvert et monde fermé.
«Le premier chapitre qui dresse le diagnostic de la situation actuelle s’appelle ‘Ombres d’un monde fermé’, or au cœur de la promesse libérale il y a «la société ouverte» – la ‘Open Society’. Mais pour le pape – en dépit de la victoire du libéralisme – notre monde est fermé. Car si le libéralisme ouvre le monde aux flux des biens, des capitaux, des personnes, l’individualisme sous-jacent ferme les cœurs et entraîne l’exclusion. Ainsi, au cœur des sociétés dites ouvertes, des pans entiers se retrouvent en dehors du circuit». Sans fraternité et sans amitié sociale, la société ouverte est impossible – c’est le message clé de Fratelli tutti.
«Fratelli tutti a davantage pour objectif de dresser un panorama civilisationnel»
Un constat sombre mais globalement réaliste, qui laisse peu de place à cette société de «l’amitié sociale» proposée comme modèle par le pontife argentin. Le texte du pape arrive aussi au bon moment pour rappeler les messages essentiels de la doctrine sociale chrétienne, alors que l’économie mondiale est en plein bouleversement à cause de la crise du coronavirus, souligne Paul Dembinski.
Le professeur, s’il salue donc le message essentiel de Fratelli tutti, avoue qu’il reste sur sa faim concernant certains aspects. «En toute modestie, le texte me paraît trop long. Il comporte une foison de messages, mais qui ne sont pas toujours développés jusqu’au bout.» Il trouve d’ailleurs symptomatique qu’il ait fallu recourir à une infographie pour l’expliquer.
Il remarque aussi que nombre d’idées de Fratelli tutti avaient déjà été développées dans la précédente encyclique du pape, Laudato si’, et «souvent de manière plus étayée». Pour Paul Dembinski, l’ouvrage sorti le 4 octobre 2020, a cependant davantage pour objectif de dresser «un panorama civilisationnel» que de faire une analyse précise de la situation économique.
«Trop d’Etat peut contribuer aussi à ‘fermer le monde»
Le directeur de l’Observatoire de la Finance note aussi un certain nombre de «manques» ou de «raccourcis» dans ce texte. Si le «libre marché» y est durement critiqué, l’expérience communiste est complètement absente. «Le pontife ne met pas une seule fois en garde contre l’étatisme, alors que trop d’Etat peut contribuer aussi à ‘fermer le monde'». Le pape ne dit rien non plus sur le problème récurrent des Etats déficients, incapable de gouverner et facteurs importants de pauvreté.
Paul Dembinski s’étonne également que le pontife ne fasse pas plus référence à la dynamique de «L’Economie de François». Ce mouvement, qu’il a pourtant lui-même lancé, en appelle aux idées novatrices des jeunes entrepreneurs du monde pour une économie plus inclusive, plus juste et plus durable. Par ailleurs, le Saint-Père ne thématise pas beaucoup les institutions intermédiaires, qui peuvent être des relais important dans la construction de «l’amitié sociale».
Le professeur d’économie relève ainsi l’absence, dans Fratelli tutti, d’idées économiques réellement nouvelles, de solutions concrètes, alors que le Pape aime à insister sur la prééminence du réel. «François ne parle pas, comme il l’avait fait dans Evangelii Gaudium en formules choc comme ‘cette économie qui tue’. Son analyse est aujourd’hui plus nuancée». Tout ceci donne l’impression que Fratelli tutti est plus une «récap», un «best of» des citations de François, davantage un «Instrumentum laboris» (instrument de travail) qu’une synthèse achevée. Preuve en est le nombre impressionnant de citations des discours ou écrits du pape.
Pour Paul Dembinski, le pontife n’évite également pas les paradoxes «Il dit en même temps: ‘il faut du travail pour tous’ et ‘il faut libérer du temps pour sortir de la frénésie consommatrice et productiviste’. Mais le risque est que cette ‘libération’ du temps ne provoque une compression de l’activité économique, au détriment de places de travail».
Dans ce «diagnostic somme toute superficiel " sur l’économie, certains concepts, tels que le «libéralisme» ou «la mondialisation» mériteraient d’être davantage cernés pour mieux suivre l’analyse du pape. Toutefois, l’orientation de fond (pour ce qui est de l’économie), serait selon Paul Dembinski grandement liées à l’expérience vécue du pontife argentin. «L’Amérique latine est certainement l’un des endroits du monde où les inégalités sociales sont les plus exacerbées. Chez François, comme chez les autres papes qui ont parlé d’économie – notamment Jean Paul II – on retrouve l’empreinte du vécu».
Le professeur ne souscrit pas pour autant à certaines critiques du texte provenant de milieux économiques. «Certains ont parlé d’un contenu ‘erroné’. Mais on ne peut pas dire cela, le texte ne contient pas d’erreurs au sens factuel du terme, il reste très général dans son diagnostic qui se place au niveau civilisationnel et non simplement économique. Quand Fratelli tutti dénonce les inégalités dans le monde, personne ne peut nier qu’elles croissent. De même, il est de notoriété publique qu’il y a un problème majeur avec l’environnement et que notre mode de fonctionnement économique en est la cause».
Selon Paul Dembinski, le principal point de désaccord porte sur les causes. «J’acquiesce à l’idée du pape François selon laquelle une doctrine fondamentalement individualiste, comme celle véhiculée par le ‘tout au marché’ va développer l’égoïsme et donc affaiblit le souci du bien commun. La pensée économique, celle qui est encore dominante aujourd’hui, affirme que le bien-être général augmente quand chacun poursuit son intérêt propre. Or, je pense que l’état du monde démontre le contraire, comme en témoignent aussi bien les inégalités que l’exclusion ou encore la crise environnementale. François nous dit simplement: réveillez-vous, vous n’êtes pas contraints de fonctionner comme des algorithmes d’optimisation de bien être individuel et matériel à court terme. Vous avez le devoir moral de voir dans l’autre avant tout le frère et l’ami».
«L’encyclique est un appel à nous ressaisir, à discerner et à agir»
Il a aussi été reproché au pape François d’oublier les effets prétendument bénéfiques de la mondialisation. Beaucoup de tenants du libre marché assurent qu’elle a permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté. Une critique que Paul Dembinski met en perspective: «Le fait que des millions de personnes aient vu leur revenus franchir le seuil de pauvreté dans le sillage de la mondialisation est certes vrai, mais c’est une donnée avant tout statistique. Le bond provient principalement de la Chine, suite aux migrations des campagnes vers les villes. Mais dans les statistiques, il n’est question que de revenus moyens. Est-ce que le paysan chinois qui cultivait sa terre et qui a ensuite été astreint à travailler dans une usine dans une grande ville polluée a amélioré sa qualité de vie même si son revenu monétaire a augmenté? Je n’en suis pas certain».
Pour le directeur de l’Observatoire de la Finance, le pape François n’est pas contre la mondialisation. Il est «contre une mondialisation sans cœur, contre une vision étriquée de celle-ci, qui la réduit à sa seule valeur marchande». Le pape cite ainsi avec justesse Benoît XVI quand a il dit que «La société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères» (Caritas in veritate, 19). S’il consacre son texte au besoin urgent de fraternité c’est bien pour redonner un cœur et un visage humain à la mondialisation.»
De manière générale, Fratelli tutti, dénonce, selon Paul Dembinski, non pas les phénomènes en tant que tels, mais leurs dérives. «Il critique la facilité dans laquelle nous nous laissons si facilement enfermer, par les mirages de la consommation, des technologies de l’information et autres. Finalement, l’encyclique est un appel à nous ressaisir, à discerner et à agir».
Le professeur d’économie exhorte à ne pas faire de faux procès au texte du pape et de ne pas en faire «plus que ce qu’il est». «Ce n’est pas un traité d’économie politique chrétienne, ni un atlas de géopolitique mondiale. C’est avant tout un texte pastoral, qui dit aux chrétiens comment trouver le prochain ici et maintenant dans la perspective de l’amour divin».
L’encyclique est une lettre solennelle que le pape adresse aux évêques, croyants et femmes et hommes de bonne volonté. Fratelli tutti, contient des recommandations adressées aux catholiques pour agir dans le monde et le changer face aux res novae (choses nouvelles) caractéristiques de notre époque. Elle n’entend pas délivrer des vérités de foi à accepter sans discernement».
«Finalement, Fratelli tutti est un appel à ne pas se laisser guider uniquement par l’économique. Cela ne signifie pas une attitude anti-économique, mais la quête d’une économie au service de l’humanité.» (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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