Longue de 90 pages, disponible en huit langues, Fratelli tutti est la 3e encyclique du pape François et a pour sous-titre «sur la fraternité et l’amitié sociale». Un texte qui parachève sept années d’engagement et de paroles du Souverain pontife. Il se démarque par une forte dimension synodale, le Souverain pontife citant abondamment le travail de conférences épiscopales du monde entier. Inspiré notamment par saint François d’Assise, sur la tombe duquel il est allé le signer, ce document invite toutes les personnes de bonne volonté, chrétiennes ou non, à cultiver une dimension sociale de l’amour «qui surmonte les barrières de la géographie et de l’espace ». Après le plaidoyer écologique de Laudato si’, il était nécessaire selon l’évêque de Rome de «constituer un ‘nous’ qui habite la Maison commune».
Alors que sa précédente encyclique avait été nourrie de la relation avec le patriarche orthodoxe Bartholomée, le pape François a bâti cette fois le «rêve d’une société fraternelle» dans son dialogue avec l’imam Ahmad Al-Tayyeb, afin de démontrer la nécessité de reconnaître «chaque être humain comme un frère ou une sœur». La fraternité universelle «qui s’étend au-delà des frontières a pour fondement ce que nous appelons ‘l’amitié sociale’ dans chaque ville ou dans chaque pays» car ce sont sur ces bases qu’il est «possible d’accepter le défi de rêver et de penser à une autre humanité».
Comme dans Laudato si’, le chef de l’Eglise catholique révèle le paradoxe d’une société mondialisée qui pourtant se disloque. Il fait siens les propos du pape Benoît XVI qui écrivait dans Caritas in veritate (2009): «la société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères». Au contraire, «l’histoire est en train de donner des signes de recul», s’inquiète-t-il, constatant la résurgence «des nationalismes étriqués» et des «conflits anachroniques».
Ces derniers constituent ce que l’évêque de Rome avait qualifié en 2016 de «troisième guerre mondiale par morceaux», et trouvent notamment leurs causes dans la «perte du sens de l’histoire», mais aussi la dénaturation de «mots importants». «Que signifient aujourd’hui des termes comme démocratie, liberté, justice, unité? Ils ont été dénaturés et déformés pour être utilisés comme des instruments de domination», se désole-t-il.
Fustigeant un monde où seuls «comptent nos intérêts individuels», le pontife argentin en voit une illustration dans «la baisse de la natalité» et «l’abandon des personnes âgées». Ces réalités représentent selon lui «une manière subtile de signifier que tout se réduit à nous». Or, cet «individualisme» a été dévoilé au grand jour par la pandémie mondiale de coronavirus. Reprenant le cœur de son enseignement délivré depuis l’apparition de la Covid-19, le pape François rappelle ses paroles prononcées le 27 mars devant une place Saint-Pierre déserte: «La tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités».
Si le pontife prend ensuite le temps de condamner une nouvelle fois le «racisme», «l’esclavage», la «culture de murs», ou bien encore toutes les dignités méprisées ou piétinées, il décide d’accorder, dans Fratelli tutti, une place très importante à la critique du monde numérique. Pour lui, ce «progrès» peut se transformer selon l’usage en un véritable esclavage où «la liberté devient une illusion».
La connexion numérique devient dès lors un monde où «le silence et l’écoute disparaissent, transformant tout en clics ou en messages rapides et anxieux» et mettant au final en danger «une communication humaine sage». Dans ce monde virtuel où foisonnent des «manifestations de haine», le pontife argentin déplore l’émergence de ces réseaux qui font «perdre aux idéologies toute pudeur».
«Ce qui, jusqu’il y a quelques années, ne pouvait être dit par une personne sans qu’elle risque de perdre le respect de tout le monde, peut aujourd’hui être exprimé sans détour même par certaines autorités politiques et rester impuni», écrit le pontife. Il avertit les chrétiens: «Même dans des milieux catholiques, on peut dépasser les limites, on a coutume de banaliser la diffamation et la calomnie».
Toutes ces «ombres épaisses» «entravent la promotion de la fraternité universelle», résume François. Il invite pour autant à «l’espérance». «Dieu continue de répandre des semences de bien dans l’humanité», rappelle-t-il.
À deux reprises, le pape François développe sa pensée sur le phénomène migratoire. Il le reconnaît: «l’idéal serait d’éviter les migrations inutiles». Mais quand cela n’est pas possible, il faut pouvoir garantir à la personne migrante des lieux où elle puisse «non seulement répondre à ses besoins fondamentaux et à ceux de sa famille, mais aussi se réaliser intégralement comme personne». Rappelant les quatre verbes résumant les efforts qui doivent être menés pour ces personnes, «accueillir, protéger, promouvoir et intégrer», le pape estime que la vraie qualité d’un pays se mesure par sa capacité de se penser non seulement comme pays mais aussi comme «famille humaine».
Ainsi, «les nationalismes fondés sur le repli sur soi traduisent en définitive cette incapacité de gratuité». S’il écrit comprendre la peur et les doutes de certaines personnes face aux migrants, «cela fait partie de l’instinct naturel de légitime défense», il invite ces personnes à «dépasser ces réactions primaires» qui les privent de la capacité de rencontrer l’autre.
Sur le plan politique auquel il consacre un chapitre entier – le cinquième –, le pape François se place aussitôt du côté du peuple, mettant en garde contre l’écueil qui consiste à qualifier de populiste toute opinion exprimée par les classes populaires. Cette méthode «ignore la légitimité de la notion de peuple». Le pontife montre toutefois du doigt les «populistes fermés» qui instrumentalisent les ressentiments populaires. Ils défigurent le terme ‘peuple’, selon lui.
Dans le même temps le chef de l’Église catholique dénonce «l’immédiateté» du leadership populaire qui consiste à répondre à des exigences populaires afin de garantir des voix ou une approbation. Au contraire, le véritable développement économique se fait sur le long terme et s’appuie sur la capacité à générer des emplois: il s’agit de la «meilleure aide que l’on puisse apporter à un pauvre, c’est le meilleur chemin vers une existence digne», considère-t-il.
Le pontife déplore dans le même temps l’exercice de la politique non pas tourné vers le développement de tous, mais uniquement vers «des recettes de marketing visant des résultats immédiats qui trouvent dans la destruction de l’autre le moyen le plus efficace». À rebours de ce « jeu mesquin de disqualifications», le pape appelle à adopter une «mystique de la fraternité» capable d’œuvrer pour les grands principes à long terme. Il souhaite ainsi «réhabiliter» la politique en la fusionnant avec l’exercice de la charité. Cet «amour politique» suppose qu’on ait «développé un sentiment social qui dépasse toute mentalité individualiste» et vise à mettre en pratique «un genre très élevé de charité qui ennoblit» l’action politique.
Celui qui a la charge de gouverner est dès lors appelé à des «renoncements» permettant la rencontre. Il doit s’évertuer à chercher des voies de construction de communautés aux différents niveaux de la vie sociale et éviter par tous les moyens des formes de «désagrégation». Dans ce contexte, il convient de ne pas se défaire de la vérité, «sans laquelle l’émotivité est privée de contenus relationnels». L’ouverture à la vérité, insiste-t-il, protège la charité d’une fausse foi dénuée de «souffle humain et universel».
Intitulant une des ses parties «Liberté, égalité et fraternité», des principes constitutionnels de la République française inscrits sur tous les frontons des mairies de France, le primat d’Italie veut révéler le sens profond de la fraternité. Cette valeur selon lui «n’est pas le résultat des conditions de respect des libertés individuelles». Au contraire, pour le pontife, la fraternité est une condition de la liberté sans laquelle, celle-ci s’affaiblit, «devenant ainsi davantage une condition de solitude». Il en est de même pour l’égalité qui ne devrait être que «le résultat d’une culture consciente et pédagogique de la fraternité».
L’amitié sociale, ciment de la politique, demande un authentique dialogue social selon le successeur de Pierre, c’est-à-dire «la capacité de respecter le point de vue de l’autre en acceptant la possibilité qu’il contienne quelque conviction ou intérêt légitime». Rappelant que pour dialoguer authentiquement avec l’autre «le relativisme n’est pas une solution» car «il finit par permettre que les valeurs morales soient interprétées par les puissants», le pontife met en garde contre «une assimilation de l’éthique et de la politique à la physique» qui fait triompher «la logique de la force».
Le chef de l’Eglise catholique défend donc «une culture de la rencontre qui aille au-delà des dialectiques qui s’affrontent» et qui intègre les périphéries, les pauvres et les faibles. «La paix sociale est difficile à construire, elle est artisanale», reconnaît-il, avant d’appeler à «créer des processus de rencontre». Cela ne peut se faire sans un «pacte culturel […] qui respecte et prenne en compte les diverses visions de l’univers, les diverses cultures et les divers modes de vie coexistant dans la société».
En cela, il faut cultiver la bienveillance, insiste le primat d’Italie, car elle «n’est pas un détail mineur ni une attitude superficielle ou bourgeoise» mais une «libération de la cruauté». Le «miracle d’une personne aimable» est précieux et s’il vient à se multiplier, il agit comme «des étoiles dans l’obscurité» d’un monde fermé.
Pour construire une «amitié sociale», le pape François insiste sur l’exigence de partir de la vérité pour bâtir des «parcours de paix» et exige notamment de garder en mémoire les traumatismes historiques tels que celui de la Shoah ou des bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki. Ces processus ne peuvent venir que d’en haut, mais ne sont rien sans les «transformations artisanales réalisées par les peuples, où chaque être humain peut être un ferment efficace par son mode de vie quotidien» s’ils veulent être efficaces. «Les grandes transformations ne sont pas produites dans des bureaux ou dans des cabinets», appuie-t-il. Une «architecture de la paix» venue d’en haut et un «artisanat de la paix» venant du bas doivent donc agir de concert.
Une étape essentielle pour œuvrer à la paix est celle du pardon. Cependant, prévient l’évêque de Rome, «aimer un oppresseur, ce n’est pas accepter qu’il continue d’asservir» mais «œuvrer de différentes manières pour qu’il cesse d’opprimer» et «lui retirer ce pouvoir qu’il ne sait pas utiliser et qui le défigure comme être humain». «Le pardon non seulement n’annule pas cette nécessité, mais l’exige». «La vraie réconciliation, loin de fuir le conflit, se réalise plutôt dans le conflit, en le dépassant par le dialogue et la négociation transparente, sincère et patiente», insiste le pontife.
Les religions peuvent apporter «une contribution précieuse à la construction de la fraternité et pour la défense de la justice dans la société», déclare par ailleurs le pape François, dans le sillage du «Document sur la Fraternité humaine» signé le 4 février 2019 à Abou Dabi (Emirats arabes unis). Les croyants, affirme-t-il, considèrent que «sans une ouverture au Père de tous, il n’y aura pas de raisons solides et stables à l’appel à la fraternité». Le successeur de Pierre s’élève à ce titre contre les idéologies tentant «d’expulser Dieu», la privation de la liberté religieuse menant selon ses mots à une «humanité appauvrie».
S’attristant du manque de valeurs religieuses au sein de la société, le primat d’Italie demande qu’une place soit offerte dans le débat public pour la réflexion religieuse. Il est «inadmissible, écrit-t-il, que seuls les puissants et les hommes ou femmes de science aient droit à la parole». Si l’Eglise catholique n’entend pas revendiquer de «pouvoirs temporels», sa mission est publique et ne doit pas être reléguée au domaine privé.
«L’Eglise valorise l’action de Dieu dans les autres religions» et «ne rejette rien de ce qui est vrai et saint» chez elles, souligne encore le pontife argentin, tout en faisant remarquer que plusieurs religions sont unies par la figure mariale.
Pour faire advenir la paix entre eux, les croyants de toutes religions ont besoin de «trouver des espaces où discuter et agir ensemble pour le bien commun et la promotion des plus pauvres» sans pour autant «cacher» leurs convictions, préconise le pape. «La violence, rappelle le pontife, ne trouve pas de fondement dans les convictions religieuses fondamentales, mais dans leurs déformations», car le terrorisme découle «d’interprétations erronées des textes religieux». «Il est nécessaire d’interrompre le soutien aux mouvements terroristes par la fourniture d’argent, d’armes, de plans ou de justifications», écrit-il.
Parce que c’est bien souvent «l’imprudence» de responsables religieux qui déclenche des logiques fondamentalistes, le pontife romain appelle de ses vœux les chefs religieux à être «d’authentiques médiateurs» et à se dépenser «généreusement, jusqu’à se laisser consumer» pour la paix. Il s’appuie notamment sur l’appel à la paix rédigé avec l’imam Ahmad Al-Tayyeb – dont il cite le nom par cinq fois dans son encyclique – dans le cadre du «Document sur la Fraternité humaine».
Outre saint François, le pontife confie avoir été stimulé dans l’écriture de cette encyclique par «d’autres frères qui ne sont pas catholiques», tels que Martin Luther King, Desmond Tutu ou encore Gandhi. Pour commenter la parabole du Samaritain, qu’il déroule dans cette encyclique, il ne manque pas de faire référence à la tradition juive, citant le sage Hillel (Ier siècle av. J.-C.), dernier président du Sanhédrin de l’époque des Zougot. Il clôt enfin ce texte en évoquant Charles de Foucauld. Le bienheureux s’est «identifié aux derniers» a effectué «un cheminement de transformation jusqu’à se sentir le frère de tous les hommes et femmes». (cath.ch/imedia/mp)
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