Par Augustin Talbourdel et Claire Guigou, à Rome/I.Media
Nommée membre de l’Académie pontificale des sciences sociales par le pape François le 4 septembre 2020, Sœur Helen Alford, rappelle qu’un lendemain de crise est le moment opportun pour repenser les structures du système économique et social actuel.
La prochaine encyclique du pape François portera sur la «fraternité humaine» et l’»amitié sociale». Quelle place y a-t-il pour ces valeurs dans une économie essentiellement régie par des relations contractuelles et par la «pursuit of happiness» individualiste?
Sœur Helen Alford: Nous sommes à l’aube de grands changements. À première vue, le thème de la «fraternité humaine» ne semble pas être une priorité, en tout cas on pourrait penser qu’il s’agit d’un concept parmi d’autres et qui aura peu de conséquences. En vérité, nous savons que les idées font l’histoire. Le grand économiste John Maynard Keynes écrit quelque part, avec humour, que «le pouvoir des intérêts particuliers est largement exagéré par rapport à l’empiètement progressif des idées».
J’aimerais insister surtout sur deux points. D’abord, en particulier après la crise financière de 2008, tout le monde s’est rendu compte que notre modèle était trop réducteur. Des études de l’économie comportementale, notamment des neurosciences, tendent à prouver que nous ne sommes pas exclusivement individualistes, centrés sur nos propres intérêts. En ce sens, bien qu’il y ait encore peu de changements dans les structures économiques, on peut espérer qu’il y en ait beaucoup à venir. On a chassé progressivement la vieille idée selon laquelle on produisait d’une part les richesses, et, d’autre part, on les distribuait dans l’éducation, la santé, etc. L’économie dans son modèle actuel ne satisfait pas le besoin profond de l’homme. Nous avons maintenant compris que les inégalités et les désastres économiques naissaient dès la production des richesses.
«L’économie dans son modèle actuel ne satisfait pas le besoin profond de l’homme.»
D’autre part, on pourrait songer au grand slogan de la Révolution française: «liberté, égalité, fraternité». Dans une optique historique, on constate que les partis libéraux qui sont nés de la Révolution se sont fondés sur la défense de la liberté, l’économie du «laissez-faire», de la propriété privée etc. D’autres groupes politiques ont décidé de soutenir plus particulièrement l’égalité, mais toujours dans l’optique de la liberté humaine parce qu’ils veulent plus de distribution pour que les personnes soient plus libres. Voici les deux mouvements qui trouvent leurs racines dans la Révolution française. La troisième voie, celle de la fraternité, n’a pas été véritablement élaborée: sans doute est-ce l’occasion aujourd’hui de l’initier.
La crise de 2008 a-t-elle eu un effet en ce sens?
Depuis cette crise, de nouvelles idées émergent dans ce sens et qui poussent à réconcilier les gènes individualistes et le besoin de vivre en collectivité qui animent l’être humain. À propos de son célèbre ouvrage intitulé Selfish Gene, Richard Dawkins a confié, dans la préface d’une nouvelle version, qu’il aurait pu appeler l’ouvrage The Cooperative Gene. Le besoin de collaborer se trouve dans nos gènes. En économie, la difficulté est de réconcilier ce besoin de collaboration avec la nécessité de la concurrence. Il faut réconcilier les deux parties différentes de la société: la coopération, la famille, l’Eglise, les collectivités d’une part; de l’autre la concurrence, le «laissez-faire», le monde économique. L’idée de fraternité pourrait aider à opérer cette réconciliation.
Les problèmes que nous traversons aujourd’hui diffèrent profondément de ceux que nos sociétés connaissaient au 18e siècle. Il faut refonder notre façon de penser, non plus centrée sur l’individu et ses intérêts, mais sur les systèmes sociaux. L’encyclique pourrait largement contribuer à cette refondation: c’est le moment idéal pour aborder le thème de la fraternité.
«En économie, la difficulté est de réconcilier ce besoin de collaboration avec la nécessité de la concurrence.»
Quels rapprochements peut-on faire entre la fraternité dans la Révolution française et celle du pape François?
On pourrait dire, avec Jacques Maritain, que la Révolution française, avec tous ses problèmes que nous connaissons bien – son anti-christianisme, son anti-théisme –, comportait certains signes qui dérivent de l’Evangile. Le projet de la Révolution est d’abord de reconnaître la dignité des personnes humaines à travers l’égalité, la liberté, la fraternité. Ces idées ne viennent pas des cultures grecques et latines mais du christianisme.
N’est-ce pas la preuve que «le monde moderne est plein de vertus chrétiennes devenues folles», selon la célèbre formule de G.K. Chesterton?
La dignité humaine est une idée proprement chrétienne mais qui a acquis une existence autonome vis-à-vis de l’Eglise, ce qui est plutôt bon signe. D’un côté, il y a le risque de détourner ces idées, comme le dit la phrase de Chesterton; de l’autre, il y a l’opportunité de les faire entrer dans le patrimoine de l’humanité. Comme le dit Jean Paul II, Jésus «révèle pleinement l’homme à lui-même» (Redemptor Hominis): on peut donc s’attendre à ce que des idées qui viennent du christianisme parviennent à survivre en dehors de celui-ci.
On parle souvent, et le pape François le premier, de la difficile concordance entre la morale chrétienne et les marchés financiers, les modèles de consommation et de gestion. Quelle est votre opinion à ce sujet?
On pourrait utiliser, pour répondre à cette question, l’analogie du cancer. Le cancer croît dans le corps humain car il réussit à s’introduire dans les cellules saines et les reprogrammer dans un autre but. L’économie fait partie, fondamentalement, des cellules saines de la société et le développement économique aussi, lorsqu’il se déroule correctement. Le problème est que nous avons laissé l’économie dominer les autres sciences et secteurs de la société. La solution serait de réintégrer l’économie dans la vie sociale.
«La dignité humaine est une idée proprement chrétienne mais qui a acquis une existence autonome vis-à-vis de l’Eglise.»
Que dit la doctrine sociale de l’Église sur le sujet?
Force est de constater que l’économie est sujette à la morale, contrairement à la distinction que l’on a trop tendance à faire entre plan moral et plan économique. En ce sens, le pape pointe des réalités sociales, d’autant que la partie du monde dont il vient, l’Amérique latine, est durement frappée par les désastres économiques et les inégalités sociales. Il suffit de regarder une carte du monde avec le coefficient de Gini pour s’en rendre compte. Ces situations dramatiques trouvent aujourd’hui certaines réponses. Un des enjeux majeurs de l’Académie pontificale est de renforcer les réponses positives tout en continuant à critiquer et pointer les défauts du système actuel. La situation est dramatique mais n’est pas sans espoir.
Une autre façon d’affronter ces problèmes est d’opérer un retour aux sources. Il faudrait revenir aux racines de l’économie moderne, comme Joseph Schumpeter le fait par exemple dans son histoire de l’économie, écrite il y a plus de cent ans, lorsqu’il fait remonter la naissance de la banque moderne aux banques franciscaines du «Monte di Pietà" – les fameux mont-de-piété.
La reprise de l’activité économique est devenue une préoccupation majeure dans la récession post-Covid. Pourquoi est-ce un moment crucial pour l’avenir de l’économie?
Toutes les crises sont des moments difficiles mais aussi des opportunités, selon le mythe grec du Phénix qui renaît de ses cendres. Après la crise financière de 2008, la pensée économique a sensiblement changé mais la réflexion n’a pas été suffisamment large et profonde. Peut-être que la crise du coronavirus aura plus de conséquences. Il faut avant tout introduire une conception plus réaliste de l’homme dans les théories économiques, afin d’agir sur les politiques économiques, les structures, les modèles de gestion etc. jusqu’au niveau le plus concret.
«Après la crise financière de 2008, la pensée économique a sensiblement changé mais la réflexion n’a pas été suffisamment large et profonde»
La doctrine sociale de l’Eglise insiste sur le fait que nous ne sommes pas des individus guidés par leurs intérêts et sans aspiration spirituelle, comme le voudrait la science économique. La célèbre phrase «il n’y a pas de société, il n’y a que des individus» (prononcée par l’ancienne premier ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher, ndlr) n’est pas suffisante: on ne peut résoudre les problèmes politiques et économiques avec ce type de pensée. À ceci, la doctrine sociale répond par exemple par la «destination universelle des biens»: Dieu a fait le monde pour tous les hommes.
Dans le même temps, l’histoire a prouvé que si l’on supprime tout à fait le principe de «propriété privée», on s’expose à d’autres dangers et d’autres désastres économiques et politiques. C’est au pape de rappeler cet impératif de fraternité humaine, c’est la tâche des politiques de trouver des mécanismes pour résoudre ces difficultés. (cath.ch/imedia/at/cg/bh)
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