Au-delà du nombre de cas et des statistiques des indemnisations accordées depuis 2016, c’est le destin individuel des victimes venues témoigner de leur parcours avec la CECAR qui a marqué la conférence de presse tenue à Lausanne. Ils et elles ont raconté la tension, la nervosité et parfois les pleurs de devoir se replonger dans le récit des abus qui les ont traumatisés, il y a plusieurs décennies. Ils et elles ont exprimé leur soulagement d’être enfin crus sans avoir à subir un interrogatoire policier. Ils et elles ont souligné l’importance de retrouver la trace de leur abuseur, de recevoir les excuses d’un évêque ou d’un supérieur religieux. L’indemnisation financière ne faisant que sanctionner l’ensemble de la démarche. Tous et toutes se sont sentis allégés d’un fardeau qui pesait depuis si longtemps sur leurs épaules. «Aujourd’hui, je suis un survivant apaisé et peut-être même le plus souvent heureux» a témoigné une des victimes.
Depuis sa création en 2016, la CECAR a reçu 36 dossiers concernant 23 hommes et 13 femmes. 28 sont clos et 6 sont encore en cours, à noté Sylvie Perrinjaquet, présidente de la CECAR. L’âge des victimes se situe entre 37 et 82 ans. Des indemnisations pour un montant total de 410’000 francs ont été accordées, soit une moyenne de 15’800 francs par victime. Ces chiffres doivent cependant être considérés séparément de ceux fournis par les commissions diocésaines et la Conférence des évêques suisses. Sans pouvoir avancer aucun chiffre, on peut néanmoins estimer qu’il ne s’agit que de la pointe de l’iceberg, relève la présidente.
Outre la nécessité d’une écoute, bienveillante attentive et prudente, l’expérience de la CECAR a montré la difficulté, sinon l’impossibilité, de quantifier le traumatisme subi. «Un même coup de marteau n’a pas le même effet sur une poupée de chiffon que sur une poupée de porcelaine», image Jacques Nuoffer, président du groupe SAPEC (soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse), paraphrasant le psychanalyste Bruno Bettelheim.
Pour la CECAR, un des enjeux actuels est donc d’imposer le principe d’une indemnisation forfaitaire unique et rapide de 15’000 francs, sans examen de détail sur la plausibilité, la gravité et la récurrence des faits. Pour les victimes, cette démarche est vécue comme un espace de suspicion et de mauvaise grâce, dénonce Monique Gauthey, psychothérapeute et membre du Conseil de la CECAR.
Au sein de la Commission d’indemnisation de l’Eglise catholique en Suisse, chargée d’attribuer les dommages, tout le monde ne partage pas cet avis. Si la Conférence des évêques suisses (CES) s’y est ralliée en 2018, pour l’heure la Conférence centrale catholique romaine (RKZ) et l’Union des supérieurs majeurs religieux (USM) refusent de changer la pratique qui échelonne les indemnisations selon la gravité des faits.
Face à une Eglise qui prend son temps et dont l’organisation est parfois complexe, lorsqu’il s’agit de retrouver des témoins ou des archives, la CECAR a joué un rôle important pour accompagner les démarches des victimes afin de connaître les circonstances de leur histoire aux prix parfois de frustrations et d’incompréhensions. La CECAR et les victimes se sont parfois aussi retrouvées face à des manipulateurs qui restent dans le déni face aux abus commis.
Laure-Christine Grandjean, coordinatrice de la commission abus sexuels pour le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, refuse de jouer la concurrence avec la CECAR. «Nous travaillons exactement dans le même esprit. Lorsque quelqu’un se présente, nous lui offrons toujours la possibilité de s’adresser à la CECAR en tant que commission indépendante s’il le préfère.» Comme évêque diocésain, Mgr Charles Morerod a toujours soutenu la démarche de la CECAR.
Pour l’avenir, la CECAR entend se maintenir comme commission indépendante et neutre. Elle souhaite que des structures analogues puissent également voir le jour en Suisse alémanique qui ne dispose que des commissions et organes mis en place par les diocèses et auxquelles nombre de victimes sont réticentes à s’adresser. Une fondation CECAR a aussi été créée afin de pouvoir, le cas échéant, gérer un fonds d’indemnisation.
Si la CECAR, par ses statuts, ne s’occupe que des abus commis dans le cadre de l’Eglise catholique, il n’existe en Suisse aucun organe analogue auquel les victimes d’abus sexuels dans un contexte civil, scolaire ou sportif par exemple, pourraient s’adresser, déplore Pascal Corminboeuf, vice-président de la CECAR. Les centres LAVI (loi sur l’aide aux victimes) ne sont pas compétents pour des crimes prescrits. L’ancien conseiller d’Etat fribourgeois lance un appel pour que la Confédération et les cantons se penche sur cette question délicate, comme on l’a fait pour les victimes de placements administratifs. (cath.ch/mp)
Un sac de cailloux
Marie-Jo Aeby, membre fondatrice du groupe de victimes SAPEC, a porté son cas personnel devant la CECAR en 2017.
«En février j’ai d’abord dû me replonger dans mon histoire d’abus pour rédiger ma requête. Ce fut une démarche difficile et pénible.» En juillet, elle a été reçue par le comité. «Malgré l’accueil et l’écoute attentive, je ne me sens pas bien, pour cette histoire vieille de 50 ans.» Elle en ressort pas totalement satisfaite. Son abuseur est décédé, mais la congrégation des Rédemptoristes à laquelle il appartenait ne s’est pas manifestée, car elle n’a plus de maison en Suisse.
Une deuxième rencontre a lieu en 2018. Cette fois-ci le supérieur des Rédemptoristes pour l’Europe du Nord, qui réside en Hollande, a fait le déplacement. Marie-Jo rencontre une personne attentive et à l’écoute. «Ce fut moment lumineux qui m’a ouvert un chemin sur lequel je marche aujourd’hui. J’ai fait le pèlerinage de Compostelle avec 15kg sur le dos, je sais ce qu’est porter une charge. Mais cela n’était rien par rapport au sac de cailloux que je trimbalais depuis l’âge de 15 ans. Je n’avais jamais imaginé pouvoir être libérée de cette manière.» MP
«Une souillure qui ne m’a jamais quitté»
Victime de plusieurs religieux de la congrégation du Saint-Sacrement dès l’âge de 11 ans, dans la première moitié des années 1960, d’abord à l’Institut les Côtes au Noirmont (JU) puis à Marly (FR), Alain Guerdat a toujours porté cette «souillure».
Devenu grand-père, il veut agir pour empêcher que de telles choses ne se reproduisent. En 2017, il s’adresse à la CECAR. Il retrouve la trace de ses trois abuseurs. Le premier, séminariste de 19 ans à l’époque des faits, reconnaît les abus mais les minimise les mettant sur le compte de sa jeunesse et de son immaturité. Le deuxième religieux est décédé. Le troisième, toujours en vie, prétend ne se souvenir de rien. Il dit cependant compatir à sa douleur et lui demande pardon, tout en lui avouant avoir lui-même été abusé au sein de la congrégation.
La congrégation rechigne à payer l’indemnisation et ne le fera qu’après une mise en demeure de la CECAR. Mais ce qui perturbe le plus Alain Guerdat est l’absence de toute enquête. A sa connaissance, il n’y a eu ni recherches d’archives, ni sanction. Il s’inquiète aujourd’hui de savoir que plusieurs de ces religieux ont œuvré dans divers pays laissant probablement d’autres victimes. MP
«Dépasser ma pudeur et ma culpabilité»
«En 1974-75, mon agresseur était enseignant et entraîneur de foot», témoigne le valaisan Stéphane Hernach. ‘Par chance’ il était aussi religieux marianiste. Ce qui lui a permis d’entamer une démarche auprès de la CECAR.
Après les abus, une chape de plomb recouvre ce souvenir traumatique. Jusqu’en 2016 où tout lui revient après la révélation d’autres cas. Sa femme lui rappelle qu’il lui en avait parlé lorsqu’ils s’étaient connus en 1980. Stéphane s’adresse au SAPEC puis à la CECAR.
«Lorsque j’ai rencontré le comité, je me suis retrouvé émotionnellement comme 46 ans auparavant», explique-t-il en retenant ses sanglots. «J’ai été reçu cordialement et j’ai pu dépasser ma pudeur et ma culpabilité. On m’a cru, personne ne m’a demandé d’expliquer les faits. Cela n’avait rien d’un tribunal.»
La CECAR le soutient pour aller rencontrer l’évêque de Sion. Mgr Jean-Marie Lovey lui communique des documents sur son agresseur et lui offre ses excuses. Une deuxième démarche le conduit chez le conseiller d’Etat Christophe Dardellay, responsable de l’instruction publique. Mais sa recherche de renseignements tourne court. Les archives administratives du département n’existent plus pour cette époque. En outre l’engagement des enseignants était une compétence de la commune.
Troisième étape auprès des pères marianistes de Sion qui reconnaissent les faits et accèdent à l’une de ses demandes: voir retirer du monument funéraire des pères marianistes au cimetière de Fribourg le nom de son abuseur. (bien qu’exclu de la congrégation son nom y avait été inscrit ndlr)
La deuxième demande de Stéphane soit l’installation d’une plaque commémorative aux victimes d’abus sexuels a été exaucée en février 2020 dans la chapelle de Monthey, toute proche du terrain de football. «Sans la CECAR, je n’aurais eu ni l’énergie, ni l’audace ni le réseau pour faire ce parcours», remercie-t-il. MP
Maurice Page
Portail catholique suisse
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