Par Camille Dalmas/IMEDIA, avec cath.ch
Robert et Gérald Finaly, deux jeunes enfants juifs nés pendant la Seconde guerre mondiale dans la région de Grenoble (France) et confiés par leurs parents – morts par la suite à Auschwitz – à une jeune résistante catholique, sont cachés dans une institution religieuse pendant le conflit et finalement baptisés en secret par leur protectrice. Apprenant que les deux garçons ont survécu, deux tantes des garçons Finaly se mobilisent, dès février 1945, pour les accueillir, mais se heurtent à un refus net de la part de leur tutrice. Cette dernière, aidée par un réseau de complices catholiques, organise même l’enlèvement des enfants quand la justice française tranche en faveur de la famille des garçons, en 1953.
L’ouverture, le 2 mars 2020, des archives du pontificat de Pie XII (1939-1958) est l’occasion pour de nombreux historiens d’approfondir leur connaissance de cette période sujette à d’importants débats historiographiques. L’américain David Kertzer, spécialiste des rapports entretenus par les papes et le judaïsme, a récemment apporté de nouvelles lumières sur l’enlèvement des frères Finaly, une affaire qui avait particulièrement marqué l’opinion en France et dans le monde à la sortie de la Seconde guerre mondiale.
L’historien met en cause le rôle joué par le Saint-Siège dans cette affaire complexe, dans laquelle l’archevêque de Lyon, le cardinal Pierre Gerlier, mais aussi le substitut aux Affaires ordinaires de la secrétairerie d’État du Saint-Siège, le Père Giovanni Battista Montini (futur Paul VI) et le nonce apostolique en France Mgr Angelo Giuseppe Roncalli (futur Jean XXIII) sont impliqués. Les archives mises à jour par David Kertzer autour de l’Affaire Finaly soulignent à la fois la rigidité dogmatique et, dans certains cas, l’antisémitisme de certains prélats de l’entourage immédiat du pape Pie XII. «Le Vatican a soutenu des efforts directs par les autorités locales [ecclésiastiques] de résister aux décisions des tribunaux français et de garder les garçons cachés, écrit David Kertzer. Dans le même temps, il s’agissait de dissimuler soigneusement le rôle que Rome jouait en coulisses».
La raison de l’opposition au retour des enfants dans leur famille d’origine s’explique par leur baptême, qui selon le droit canon, en fait des catholiques. Ils ne pouvaient donc retourner à la foi juive. Rome considérait en effet à l’époque qu’en cas de baptêmes d’enfants, même sans l’accord des parents, les baptisés choisissent «librement» la foi catholique. Embrasser une autre foi après un baptême reviendrait à une apostasie.
Dès lors, l’Église catholique va être empêtrée par le choix des tuteurs des Finaly. La question de leur retour n’est pas un cas isolé: 1’200 enfants juifs – souvent orphelins – ont été placés sous la garde de familles ou institutions catholiques pendant la guerre dans toute l’Europe afin d’éviter d’être raflés.
L’entourage catholique de Gérald et Robert Finaly va réussir à cacher les deux garçons jusqu’en 1953, provoquant un grand émoi dans la presse française et même internationale de l’époque. Le cardinal Pierre Gerlier, archevêque de Lyon, représentant de l’Église catholique dans cette affaire, sera chargé des négociations jusqu’à ce que les enfants, cachés en Espagne, ne soient finalement rendus à leur famille avant de partir s’installer en Israël.
Cette affaire intéresse tout particulièrement David Kertzer, qui s’est déjà illustré par une importante analyse d’un cas similaire : l’Affaire Mortara. Au début du 19e siècle, les autorités de l’Église catholique enlèvent un jeune garçon juif de Bologne parce qu’il a été baptisé en secret par une servante catholique à sa naissance.
Le jeune Edgardo Mortara, élevé par l’Église catholique, devient prêtre et prêche ensuite pour la conversion des Juifs. Cet épisode exacerba particulièrement les tensions entre les États pontificaux, directement impliqués dans l’enlèvement, et les juifs d’Europe, scandalisés par l’enlèvement d’un des leurs. Mais l’affaire nourrit aussi fortement l’argumentaire des courants anticléricaux naissants en plein 19e siècle.
Un siècle plus tard, la situation a évolué et l’enlèvement des deux Finaly provoque un scandale dans le monde entier. Officiellement, le Saint-Siège ne réagit plus comme l’avait fait notamment le pape Pie IX pour Edgardo Mortara, mais laisse au contraire l’archevêque de Lyon négocier avec les autorités juives qui le pressent d’intercéder pour eux, alors que les enfants sont introuvables. À Rome, des dignitaires juifs demandent au pape de les aider à récupérer les nombreux enfants cachés chez des catholiques, sans succès.
Quand les enfants Finaly sont enfin retrouvés, en 1953, Mgr Gerlier est remercié personnellement par les autorités juives pour son rôle. Cependant, les archives exhumées récemment révèlent une toute autre perspective.
En 2005, l’historienne française Catherine Poujol avait révélé qu’une note envoyée à Mgr Gerlier par le Saint-Office (l’ancien nom de la Congrégation de la doctrine de la foi) – qui aurait été approuvée par le pape Pie XII – recommandait de ne pas rendre des enfants juifs baptisés à leur famille sans conditions. Les récentes découvertes de David Kertzer – qui a reçu le prix Pulitzer en 2005 pour son livre sur les rapports entre Pie XII et le régime fasciste italien, Le pape et Mussolini – semblent confirmer que le Saint-Siège, discrètement, a été de fait très actif dans cette affaire.
Dans l’article de The Atlantic, l’historien américain souligne le rôle joué au Vatican par le Père Montini, un des prélats les plus importants de la secrétairerie d’État depuis la mort du cardinal Luigi Maglione en 1944, non remplacé par Pie XII. Le futur Paul VI aurait joué un rôle clé de relais entre les différents dicastères, le pontife et les acteurs français, que ce soit l’archidiocèse de Lyon ou la nonciature où officie Mgr Roncalli. Les notes signées par le Père Montini montrent qu’il a pris conscience des dangers que comporte l’implication de Rome dans cette affaire. Ainsi invite-t-il à la discrétion ses interlocuteurs : «Il est bon que le Saint-Office ne soit pas visible», peut-on lire de sa main. David Kertzer estime que cette affaire a pu influencer Paul VI dans son engagement pour la déclaration de Vatican II Nostra Aetate, qui a renouvelé les relations de l’Eglise avec les autres religions, en particulier le judaïsme.
Le rôle de proches conseillers du pape, dont le Père Angelo Dell’Acqua, substitut à la Secrétairerie d’État, est pointé du doigt : ses rapports sont en effet marqués par des argumentaires très hostiles aux Juifs. Dans le cadre de l’affaire Finaly, ce prélat – qui avait par ailleurs déconseillé au pontife d’élever la voix pour condamner l’Holocauste en 1943, comme le révèle un mémorandum découvert dans les archives – a défendu tout au long du processus une ligne dure, organisant même une campagne de presse diffamatoire pour sauver l’honneur du Saint-Siège et «démasquer les Juifs et les accuser de déloyauté». Il ressort des archives que le pape Pie XII avait une tendance marquée à déléguer au Père Dell’Acqua la gestion des affaires délicates et à suivre ses conseils.
Dans un rapport non-signé sur l’affaire Finaly, dans lequel le Saint-Siège est prévenu de la situation des enfants, l’historien note que l’auteur considère que «les Juifs, associés aux maçons et aux socialistes, ont organisé une campagne de presse internationale» contre l’Église catholique. Le Saint-Siège note que rares sont les journaux français catholiques qui défendent les «droits de l’Église». «La motivation du pape Pie XII et des responsables de la Curie à empêcher que la famille Finaly retrouve la garde des enfants était modérée uniquement par son inquiétude concernant l’image médiatique qui pouvait ressortir de l’affaire, note David Kertzer. Ce souci était constamment mis en avant par le cardinal Gerlier, dans ses appels à Rome, qui devenaient de plus en plus pressants». Selon l’historien américain, l’évêque craignait que cela n’affaiblisse la position de l’Eglise dans ses efforts pour obtenir du gouvernement la reconnaissance des écoles catholiques, dans la France d’après-guerre.
Dans le cas de l’affaire Finaly, David Kertzer déplore finalement «le peu d’impact de l’Holocauste sur la vision du Vatican quant à sa propre ligne de conduite», et met sérieusement en doute le philosémitisme de Pie XII, tout comme celui de Paul VI. Le point de vue de l’historien, intégralement fondé sur les archives du Saint-Siège, demande néanmoins un regard prudent, les archives n’ayant été ouvertes que pendant quelques jours seulement en mars à cause de la crise sanitaire – et ce, même si nombre d’archives sont consultables en ligne.
La grande querelle historiographique annoncée sur le pontificat de celui que ses détracteurs nomment le «pape du silence» semble donc avoir commencé. Quelles que soient les révélations, le pape François l’a d’ores et déjà déclaré lors de l’annonce de l’ouverture des archives: «L’Église n’a pas peur de l’Histoire». (cath.ch/imedia/cd/rz)
Remettre l’affaire dans le contexte de l’époque?
L’affaire Finaly avait déjà connu un rebondissement notable il y a une quinzaine d’années. Fin 2004 le quotidien italien Il Corriere della Sera avait en effet publié un document daté de 1946 et provenant d’archives religieuses françaises, selon lequel le Vatican aurait donné des instructions pour qu’en France les enfants juifs baptisés durant l’occupation allemande ne soient ni «remis à des institutions qui ne pourraient pas assurer leur éducation chrétienne», ni rendus à leurs parents de confession juive. Ce texte, publié par l’historien italien Alberto Melloni, avait enflammé la presse de la péninsule. En effet, ce texte, présenté comme une Instruction du Saint- Office approuvée par Pie XII était adressée à Mgr Angelo Roncalli, futur Jean XXIII, alors nonce apostolique à Paris. Une dispute existe entre historiens pour savoir si l’ambassadeur du pape a désobéi ou non à cette injonction.
Le jésuite et historien Pierre Blet, grand spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, avait à l’époque souligné à l’agence de presse Apic que ces informations «n’étaient pas un scoop». «Ce sont les positions de l’Eglise d’alors. Il ne s’agit pas d’antisémitisme, mais d’une question très complexe autour du sacrement du baptême». Durant la guerre, les évêques français ont d’ailleurs donné des instructions pour que les enfants juifs recueillis ne soient pas baptisés. «Le droit canon stipulait alors qu’un enfant baptisé devait recevoir une éducation catholique. Pie XII ne pouvait que le faire appliquer», explique le jésuite.
Le professeur Philippe Chenaux, auteur d’une biographie de référence sur Pie XII, expliquait également que si cette position de l’Eglise d’après-guerre est bien connue, elle peut aujourd’hui «choquer à juste titre». «Il faut tenter de replonger dans le contexte, de se mettre dans l’optique de l’époque et de ne pas tomber dans le jugement de valeur. Certains ont d’ailleurs pu élever la voix contre ces positions très rigides», rappelait l’historien.
Il donnait ainsi l’exemple de Benoît-Marie du Bourg d’Ire (1895-1990). Ce capucin français, surnommé «le père des juifs», suggéra au Saint-Siège de publier un document sur la question de la conversion des juifs au christianisme. Mais il ne fut pas écouté et même inquiété par l’autorité romaine. RZ
I.MEDIA
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