Turquie: pression islamique, Saint-Sauveur-in-Chora de musée à mosquée

Les milieux orthodoxes craignent un nouveau coup porté à l’héritage byzantin en Turquie. Après la décision du président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan de transformer en mosquée l’ancienne basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, les islamistes turcs ont dans le collimateur un autre monument célèbre de l’art byzantin: l’église de Saint-Sauveur-in-Chora.

Connue du grand public sous le nom de Kariye Camii (Mosquée Kariye), musée depuis 1948, l’église de Saint-Sauveur-in-Chora du XIe siècle figure comme Sainte-Sophie sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ses fines mosaïques et ses fresques, datant en grande partie des XIIIe et XIVe siècles, représentent différentes étapes de la vie de Jésus, de Marie, divers saints de l’Eglise et d’importants personnages de l’époque byzantine. Ce monument, bâti au XIe siècle en forme de croix grecque, est considéré comme un des plus beaux exemples d’église byzantine.

Mosaïque de la généalogie du Christ | Domaine public

L’église fut pillée, l’icône détruite…

Ce monument, situé dans le district stambouliote d’Edirnekapi (anciennement ‘Porte d’Andrinople’) fut un monastère orthodoxe jusqu’au XVème siècle. Cette église abrita, lors du siège par Mehmet II en 1453, une icône de la Vierge censée protéger la capitale byzantine des assaillants ottomans. Mais l’église fut pillée, l’icône détruite, avant d’être transformée plus tard en lieu de culte musulman.

Les superbes mosaïques de Saint-Sauveur-in-Chora furent alors recouvertes de chaux quand l’église fut convertie en mosquée entre 1495 et 1511 par l’eunuque Atik Ali Pacha, grand vizir de Beyazit II, huitième sultan ottoman. Un minaret fut ajouté à l’édifice. Les mosaïques et les fresques, qui furent recouvertes par un enduit, peuvent à nouveau être admirées depuis l’ouverture du musée en 1958. Vont-elles à nouveau être masquées, l’islam bannissant dans les mosquées les représentations figurées, à l’exception des motifs végétaux et géométriques?

Mosaïque du voyage à Bethléem | Domaine public

Première estocade en novembre 2019

Passée largement inaperçue – sauf en Russie, mais surtout en Grèce voisine, qui veille jalousement sur le patrimoine byzantin présent sur sol turc – une décision de novembre 2019 du Conseil d’Etat turc (le Danıştay) réaffectait Saint-Sauveur-in-Chora au culte musulman. Le Danıştay abrogeait ainsi l’ordonnance de 1945 transformant l’ancienne église byzantine en musée.

Cette décision, qui n’a suscité que peu de réactions au niveau international, devait frayer la voie à celle qui allait suivre le 10 juillet 2020: le décret transformant en mosquée la basilique Sainte-Sophie, qui était, elle aussi, un musée depuis 1934. Erdogan, affaibli politiquement par la crise économique qui frappe le pays et les conséquences de la pandémie du coronavirus, adopte de plus en plus une «posture néo-ottomane».

Motivations politico-idéologiques

Chef du parti islamo-conservateur, le Parti de la justice et du développement (AKP), le «sultan» Erdogan porte depuis des années l’ambition de récupérer Sainte-Sophie, qui fut pendant un millénaire la plus grande basilique chrétienne dans le monde et, avant la conquête ottomane, le siège du Patriarcat oecuménique, sachant qu’une telle mesure fortifierait sa base électorale dans les milieux islamistes.

Sans oublier qu’il s’est senti humilié l’an dernier par son pire revers électoral en 17 ans: la défaite de son candidat à la mairie d’Istanbul, l’ancien Premier ministre Binali Yildirim, de l’AKP, battu par le candidat de l’opposition Ekrem Imamoglu, du Parti républicain du peuple (CHP).

La revanche d’Erdogan

La «prise» de Sainte-Sophie sonne pour Erdogan comme une revanche, lui qui fait vibrer à chaque occasion la fibre nationaliste turque, affirmant que «l’ouverture au culte de la mosquée Sainte-Sophie est une question interne de la Turquie», que c’est «le symbole de la conquête d’Istanbul, là où le sultan ottoman Mehmet II le Conquérant a fait la première prière du vendredi après avoir conquis la ville!»

«Sainte-Sophie et Kariye Camii (monastère de Chora, ndlr) sont la propriété de la Turquie, et toute décision les concernant relève des affaires intérieures de la Turquie. Les décisions prises ou à prendre ne relèvent pas de la responsabilité des autres pays», a martelé pour sa part Hami Aksoy, porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères.

Mosaïque de l’enrôlement de l’impôt devant Publius Sulpicius Quirinius | Domaine public

Il répondait ainsi aux «graves inquiétudes» américaines exprimées dans le rapport 2020 de la Commission des Etats-Unis pour la liberté religieuse dans le monde (USCIRF), qui a placé la Turquie sur sa Liste de surveillance spéciale (SWL). Et le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, cofondateur de l’AKP, de marteler à son tour que Kariye Camii, tout comme Sainte-Sophie, «ce n’est pas l’affaire d’autres pays, c’est une question de souveraineté nationale!»

Les islamistes turcs ne veulent pas en rester là

Mais les islamistes turcs ne veulent pas en rester là, car ils ont déjà réussi à retransformer en mosquées diverses églises historiques, comme en 2011 l’église Sainte-Sophie, alors un musée, à Iznik (anciennement Nicée), où se tint en 787 le second Concile de Nicée. Une autre église portant également le nom de Sainte-Sophie, à Trabzon (Trébizonde), sur les rives de la Mer Noire, datant du XIIIe siècle, a elle aussi été transformée en mosquée en 2013, alors qu’elle fonctionnait comme le Musée Ayasofya depuis 1964.

A l’intérieur de la Turquie, cette politique de «récupération» des anciens édifices chrétiens transformés en musées pour en faire des mosquées – alors que le pays n’en manque pas! – est devenu un symbole de la bataille entre islamistes et laïcs.

Les tribunaux valident désormais les requêtes de la Direction générale des vakifs (fondations pieuses), l’organisme public en charge des mosquées, qui estime que les bâtiments en question sont des propriétés inaliénables de la Fondation Fatih Sultan Mehmet, et comme musées, sont «occupés illégalement» par le Ministère turc de la culture. Par leurs combats opiniâtres, les islamistes turcs, alliés des Frères musulmans, n’ont de cesse d’effacer le passé chrétien de la Turquie. (cath.ch/be)

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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