Eva Meienberg, pour kath.ch/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden
Anu Sivaganesan, directrice du Centre suisse de compétence pour la lutte contre les mariages forcés, est particulièrement active durant l’été. C’est à cette période que les personnes qui doivent se marier dans leur pays d’origine contactent le plus souvent son office. Pendant cet été particulier où la pandémie de coronavirus complique les voyages, les unions sont souvent décidées par visioconférence.
Actuellement, jusqu’à 14 personnes par semaine se présentent au Service contre les mariages forcés. L’année dernière, un total de 347 cas ont été conseillés et accompagnés. Ils touchent surtout les jeunes femmes issues de l’immigration. 20% des cas concernent des hommes.
Eu égard à l’origine migratoire des personnes impliquées, la question du mariage forcé se transforme rapidement en un débat sur les valeurs. «Un seul cas suffit pour dénigrer toute une communauté religieuse», explique Anu Sivaganesan. Il serait pour autant faux de banaliser ce genre de pratiques, car cela laisserait sans défense les personnes touchées, assure-t-elle.
La juriste d’origine sri-lankaise lutte contre les mariages forcés depuis qu’une de ses camarades de classe de l’époque y a été contrainte. Cela s’était passé pendant les vacances d’été. Anu Sivaganesan a été l’un des membres fondateurs du Service contre les mariages forcés. Elle se bat depuis 19 ans pour que toute personne résidant en Suisse ait le droit de choisir son partenaire de vie. Un droit au demeurant clairement établi par la législation suisse.
La juriste précise que le mariage forcé n’est pas un problème lié uniquement à l’islam. Cette pratique existe dans de nombreuses traditions religieuses. Dans les petites communautés, il y a souvent une grande pression en faveur de mariages au sein du groupe. Les personnes considèrent qu’il en va de la survie de la communauté. Ce sont des cas dans lesquels le bien-être de l’individu est subordonné à celui du groupe – ce qui est souvent source d’une grande souffrance pour les personnes concernées.
Dans de nombreuses traditions, il y a un contrôle de la sexualité très profondément ancré et soutenu par les normes religieuses. Cela touche surtout la sexualité des femmes. Pour Anu Sivaganesan, il y a ainsi un grand besoin de réforme au sein des communautés religieuses.
Un combat qui n’a pas toujours été évident. Pas plus tard qu’en 2007, la Confédération avait affirmé qu’il n’était pas nécessaire d’agir sur la question des mariages forcés, notamment parce qu’il était trop difficile d’en faire condamner les auteurs.
Mais par la suite, un processus politique s’est enclenché. Le 1er juillet 2013, la loi sur les mesures contre le mariage forcé est ainsi entrée en vigueur. Dès lors, ces mariages doivent être invalidés. Ce type de pratique est devenu une infraction pénale à part entière.
Le Service contre les mariages forcés est devenu en 2018 un centre de compétence fédérale. Outre des mesures de protection des victimes, il organise des campagnes de sensibilisation, facilite l’échange d’informations entre les cantons et agit au niveau politique. «La Confédération a rempli son devoir de protection envers les personnes touchées par le mariage forcé. C’est une avancée importante», note Anu Sivaganesan.
La prévention des mariages forcés nécessite une approche très ciblée et délicate. Il y a toujours plusieurs auteurs impliqués au sein d’une famille. Et les situations de contrainte s’étendent généralement au-delà des frontières nationales.
Les personnes concernées se présentent au service spécialisé via une ligne d’assistance téléphonique. Après avoir consulté des spécialistes, les experts prennent les mesures nécessaires. En cas de problème de sécurité, un lieu sûr est recherché pour les personnes touchées. Dans de rares cas, où le risque est très élevé, un programme de protection des témoins est mis en place. Le rapatriement des personnes attirées ou enlevées à l’étranger est également l’une des tâches du Service, explique la juriste.
L’obligation de notification pose un dilemme. Les autorités de migration et les bureaux d’état civil doivent signaler les cas de mariage forcé. Mais les personnes concernées hésitent à porter plainte, car elles craignent de perturber leur famille. «Ces personnes veulent laisser une porte ouverte afin de pouvoir éventuellement reprendre contact avec la famille ultérieurement», explique Anu Sivaganesan. Le Service spécialisé, en revanche, est soumis à un devoir de confidentialité afin de protéger les victimes.
Ainsi, une décision de justice est rendue dans seulement 1% des cas, relève-t-elle. Outre la peur, qui dissuade beaucoup de porter plainte, il est extrêmement difficile de fournir des preuves. Jusqu’à récemment, il n’y avait eu que deux verdicts de première instance. Le 1er juillet 2020, l’un de ces arrêts a été confirmé en deuxième instance par la Cour d’appel de Bâle.
«C’est un signal positif, assure la juriste, car le tribunal a fondé sa décision sur les déclarations des victimes». Le père a été condamné, bien que les filles aient fait marche arrière avant le procès et aient minimisé leurs déclarations.
Lorsqu’un individu prend une décision, il le fait toujours dans un contexte social, qui détermine les attentes. Pour cette raison, Anu Sivaganesan refuse d’adopter une conception individualiste de la liberté. Il est clair pour elle que la question du mariage forcé peut être envisagée sous différents angles. «Pour moi, les droits humains doivent cependant être au centre», affirme-t-elle. (cath.ch/eme/kath/rz)
Le mariage des enfants, un point encore non tout à fait réglé
Le Service contre les mariages forcés lutte également depuis 2016 contre le mariage des enfants. En Suisse, l’âge du mariage est fixé à 18 ans, mais dans d’autres pays, il est possible de se marier plus jeune. Une réalité qui touche aussi le monde catholique. Le Code de droit canonique admet en effet le mariage des filles dès l’âge de 14 ans (16 ans pour les garçons). Cela a des implications dans des pays tels que Cuba ou le Mexique. [A noter que les conférences épiscopales ont la liberté de fixer un âge supérieur pour la célébration licite du mariage. C’est le cas pour la Conférence des évêques suisses (CES), qui a fixé cette limite à 18 ans]
Les mariages conclus à l’étranger doivent quoiqu’il en soit être légalisés en Suisse. Actuellement, les mariages de mineurs sont automatiquement reconnus si les personnes concernées ont 18 ans ou plus au moment de l’annonce aux autorités. Le fait d’avoir été mineur au moment de l’union est un motif d’invalidité du mariage. Mais dans ces cas, les intérêts des conjoints sont pris en compte. La procédure est délicate, car les mineurs peuvent être mis sous pression.
Une disposition qui ne satisfait pas Anu Sivaganesan: «Légaliser le mariage d’une jeune fille de seize ans qui s’est mariée à douze ans signifie pour moi que la Suisse accepte le mariage des mineurs».
La juriste rappelle que dans le système juridique suisse, les mineurs sont considérés comme des personnes vulnérables. Elle ne peut pas comprendre pourquoi il faudrait ignorer ce principe en cas de mariage.
Lors de la session d’été 2020, le Conseil national a néanmoins accepté une motion visant à déclarer le mariage impliquant des mineurs invalide dans tous les cas. EME
Rédaction
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