Barbara Ludwig, kath.ch/traduction: Raphaël Zbinden
«Lorsque j’ai rencontré Martin Koller* pour la première fois, il était déjà dans un fauteuil roulant, qu’il peinait à manier. Il souffrait d’une maladie musculaire incurable qui s’était développée dans sa jeunesse. J’étais aumônier dans la maison de retraite où il a vécu plusieurs années. Il y était arrivé alors qu’il avait moins de 50 ans. Et il savait déjà que ce serait sa dernière demeure. Dès nos premières conversations, il a mentionné qu’il était membre d’Exit.
Martin ne pouvait que rarement quitter la maison à cause de sa maladie. Il était donc particulièrement heureux quand nous allions sur une terrasse, en été, pour boire une bière et discuter. J’ai été longtemps bouleversée par son degré de dépendance. Il me disait: «Voici ma clé de coffre-fort, voici mon portefeuille. Apporte-moi ma casquette». Au restaurant, je devais lui donner une paille. Il avait vraiment constamment besoin d’aide, et c’était une chose difficile à supporter pour lui.
La maladie a progressé, et il est arrivé un moment où il ne pouvait plus m’écrire de courriels. Il savait qu’il finirait par être sous oxygène tout le temps, et qu’il pourrait juste rester allongé dans son lit. Et cela lui faisait vraiment peur. Il ne voulait pas être dans cet état. L’idée de mourir lui venait très souvent à l’esprit.
Martin était religieux, mais il avait quitté l’Eglise. En partie parce qu’il savait que l’Eglise rejetterait son cheminement. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, parmi toutes les personnes possibles, il voulait qu’un aumônier soit présent à sa dernière heure, il m’a dit que je devais lui tenir la main au dernier moment et prier avec lui. À partir de ce moment, nous avons eu des conversations très profondes – également sur la vie après la mort, la souffrance et la question de savoir si Dieu accepterait sa décision.
Sa décision de quitter la vie avec Exit a été prise indépendamment de moi, bien avant que nous nous rencontrions à la maison de retraite. Il ne m’a jamais demandé s’il devait le faire ou non. Si j’avais essayé de l’arrêter, il se serait braqué et cela aurait détruit sa confiance en moi.
«Il n’était pas de mon ressort de juger»
Pendant cette période, de nombreuses questions m’ont traversé l’esprit: ai-je le droit, ou l’Eglise a-t-elle le droit de refuser le service pastoral à une personne dans une telle situation? Puis-je laisser tomber une personne dans un tel besoin existentiel? Pourquoi une personne dont l’existence est si fortement touchée par la souffrance ne peut-elle pas remettre sa vie entre les mains de Dieu? De quel droit puis-je dire à une telle personne: «Votre vie vaut encore la peine d’être vécue, alors accrochez-vous»? Je ne pouvais pas revendiquer une telle opinion.
J’ai réalisé qu’en tant qu’aumônier, je ne pouvais pas laisser Martin seul. Je ressentais de mon devoir d’être auprès de tout être humain dans le besoin. Et qu’il n’était pas de mon ressort de juger. C’est pourquoi j’ai finalement accepté de le faire.
Pour sa dernière nuit, je suis restée à la maison de retraite. C’était son souhait. Il avait peur de cette dernière nuit. Je suis restée dans sa chambre jusqu’à l’aube. Nous avons bu un verre de vin, parlé, prié, ri et pleuré ensemble.
À huit heures, la préposée au suicide d’Exit est arrivée. Comme aucun proche n’était présent, j’ai pris en charge la tâche du témoin. J’ai dû valider le procès-verbal des événements et les signatures. Il s’est révélé impossible de faire une perfusion. Martin a donc dû boire le poison. La femme d’Exit a signifié qu’elle devait prendre l’affaire en main très rapidement et de manière décisive: «Il ne faut pas qu’il n’en boive que la moitié et qu’ensuite il tousse ou ait des difficultés à respirer et ne puisse pas boire l’autre moitié». Si cela se produit, il doit selon la loi être réanimé. Régulièrement, elle lui demandait s’il voulait toujours mourir. Elle lui a fait remarquer qu’il pouvait en tout temps revenir sur sa décision.
«Je me suis sentie portée par ma propre foi et ma confiance en un Dieu d’amour»
Après avoir bu le médicament, Martin a dit: «Susanne, s’il te plaît, viens me voir maintenant». Je suis allée vers son lit et je lui ai tenu la main. L’accompagnateur d’Exit lui a tenu l’autre main. Ensuite, je lui ai relu tous les passages de la Bible qui nous avaient accompagnés ces derniers mois. À la fin, nous avons tous prié ensemble le Notre Père, comme il l’avait souhaité. Ce fut un moment émouvant. Au bout de 20 minutes environ, nous avons compris: «Voilà, il l’a fait».
C’était une tâche touchante et en même temps très exigeante. Les séances de supervision individuelle, dans lesquelles j’étais bien accompagnée, m’ont beaucoup aidée. J’ai réalisé: «Ce n’est pas ce que je pense qui compte. Il s’agit d’une personne qui a besoin de moi maintenant, en tant que personne, mais surtout en tant qu’aumônier. Pendant tout cet accompagnement, j’ai ressenti beaucoup de force en moi, je me suis sentie portée par ma propre foi et ma confiance en un Dieu d’amour.» (cath.ch/kath/bal/rz)
*Nom fictif
Rédaction
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/jai-realise-que-je-ne-pouvais-pas-le-laisser-seul-dans-son-suicide/