Jacques Berset
Le hameau d’Areuse, rattaché à Boudry depuis un siècle et demi, est un ensemble de maisons historiques bien conservées qui abritèrent au XVIIIe siècle des fabriques d’indiennes. Ces toiles de coton imprimées étaient en partie acheminées vers les ports négriers de France, notamment Nantes, Bordeaux ou La Rochelle, et servaient alors de monnaie d’échange pour acquérir des esclaves en Afrique, déportés ensuite vers les Amériques dans le cadre du commerce triangulaire.
Tout sourire, Sœur Anneke, qui me guide vers la magnifique chapelle de l’Arche, le cœur de la vie spirituelle de cette communauté de religieuses adonnées à la vie contemplative, connaît ce pan sombre de l’histoire de la région, où émergent les noms de Neuchâtelois fameux comme David de Pury, Pierre-Alexandre du Peyrou ou encore Jacques-Louis de Pourtalès. La chapelle est justement installée à l’étage d’un haut bâtiment en bois qui servait à l’époque au séchage des cotonnades imprimées. L’esprit de ces lieux, comme nous le verrons plus loin, est aux antipodes de ce passé longtemps ignoré.
C’est là, dans cette chapelle, une vaste salle de bois brun, éclairée par d’étroites verrières multicolores percées dans les parois, qu’ont lieu les quatre offices (7h15, 12h15, 18h30 et 20h30) qui rythment la journée des 38 sœurs venant de différentes traditions protestantes: réformée, luthérienne, baptiste, méthodiste…
«Nos sœurs viennent de toute l’Europe: Suisse, France, Autriche, Allemagne, Pays-Bas, Tchéquie, Lettonie, sans oublier une sœur originaire de la République démocratique du Congo. La plus jeune a 27 ou 28 ans, la plus âgée près de 90 ans. La tranche d’âge des 65-80 ans est la plus nombreuse, mais nous avons quand même 8 novices. On demande une expérience de vie avant d’entrer, il faut avoir plus de 25 ans!», détaille la religieuse néerlandaise d’origine frisonne. A Grandchamp, la langue parlée est le français.
La Communauté a également une maison en Suisse alémanique, le Sonnenhof, à Gelterkinden (Bâle-Campagne), où vivent six sœurs. Dans cette «Maison du silence», la langue utilisée est l’allemand. D’autres religieuses affiliées à la Communauté assurent une simple présence d’amitié et de prière en divers endroits, actuellement en Suisse et aux Pays-Bas.
Suspendu à une poutre, un tableau de couleur noire où est inscrit en langue arabe: «Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux…» Face à ma surprise de trouver ces paroles utilisées au commencement de chacune des sourates du Coran, Sœur Anneke m’explique: «Nous avons des relations avec des musulmans de tradition soufie. Une de nos sœurs, aujourd’hui décédée, a vécu en Algérie, et des liens d’amitié ont subsisté. Des musulmans viennent prier à la chapelle…».
De la guerre d’indépendance de l’Algérie à la «décennie noire» de la guerre civile, Sœur Renée Schmutz, native de Sugiez (FR), a consacré plus de 50 ans de sa vie aux pauvres et à l’émancipation des femmes, notamment en fondant une coopérative rassemblant quelque 250 d’entre elles dans le bidonville de Oued Ouchayah, à Alger.
Quand on pénètre dans la chapelle, à droite de l’entrée, un Christ torturé pendu au bois de la croix m’intrigue particulièrement. «Il a été sculpté par l’artiste brésilien Guido Rocha, qui a lui-même été sauvagement torturé par les sbires des dictatures militaires au Brésil et plus tard au Chili.
Le cri du Christ torturé de Grandchamp ne se trouve pas dans la chapelle de la Communauté par hasard. Alors que les Eglises évangéliques brésiliennes se taisaient face aux violations des droits de la personne au Brésil, Guido Rocha, alors en exil à Genève, avait trouvé du soutien à Grandchamp.
«Il nous a offert une de ses sculptures en signe de gratitude». La Communauté a aussi été le refuge de la poétesse et théologienne guatémaltèque Julia Esquivel, aujourd’hui décédée, qui a également été persécutée par les militaires dans son pays.
Si la vie de la Communauté repose sur trois piliers, à savoir la vie de prière, la vie commune et l’accueil, relève Sœur Anneke, le quotidien des sœurs a bien changé depuis le semi-confinement imposé en mars dernier par la pandémie de Covid-19. «Nous n’accueillons plus d’hôtes, que ce soit ceux qui venaient à titre individuel ou en groupes. Nous avons fermé, non seulement pour nous protéger, mais surtout pour protéger les autres», souligne la religieuse. Qui estime qu’il faut s’adapter et suivre les directives sanitaires émises par les autorités.
«C’est une expérience unique, j’espère, mais c’est aussi un temps de prière intensive. Nous n’avons pas chômé pendant ce semi-confinement, profitant d’effectuer des tâches pour lesquelles d’ordinaire nous n’avons pas le temps. Nous n’avons jamais eu autant de contacts par téléphone, par courriel. Nous recevons davantage de demandes d’intentions de prière, et nos temps de prière sont accessibles par internet. Les dimanches, nous avons repris les célébrations de l’eucharistie à l’interne, c’est-à-dire pour nous et nos volontaires».
«Depuis l’éclatement de la pandémie de coronavirus, la fréquentation sur internet a explosé. Les gens ont pu suivre les retraites de Pâques et de Pentecôte sur la toile et faire le cheminement avec nous, et certains depuis l’autre bout du monde. Sans internet, on n’aurait pas pu le faire, et dans ce sens, ce moyen de communication est magnifique !»
En temps normal, la communauté peut accueillir dans sa trentaine de chambres 35 hôtes, au maximum 40, qui dorment dans de petites cellules très simples, «de style monastique». Parmi eux, un nombre non négligeable de catholiques, qui apprécient l’esprit œcuménique qui anime toute la communauté. Les retraites qui y sont organisées rassemblent en effet des chrétiens de diverses confessions.
En cette période de pandémie, la Communauté, qui vit en partie des rentes AVS des sœurs âgées, ne dispose plus des ressources provenant de l’accueil d’hôtes, ou de la vente de cartes et de livres, ainsi que de bougies, icônes ou tissages réalisés sur place. «L’accueil est la principale source de rentrées et l’absence d’hôtes cause un gros trou dans les finances!». Cependant, des dons sont envoyés par des personnes solidaires, désireuses de soutenir la Communauté en ces temps difficiles. Et surtout, la Communauté espère pouvoir accueillir à nouveau des hôtes à partir de la mi-août.
Le hameau n’appartient pas entièrement à la Communauté. «On y vit comme dans un petit village, notre clôture est très ouverte. Au réfectoire, nous mangeons tous ensemble, sœurs, hôtes et volontaires. Nous avons des locataires, des familles avec des enfants, qui jouent dans la cour avec les enfants des voisins. C’est une joie de les voir!», insiste Sœur Anneke, qui vient de la localité néerlandaise de Dokkum, où fut assassiné en 754 saint Boniface, moine missionnaire d’origine anglaise, envoyé dans la province de Frise pour y convertir les païens.
S’il n’y a pas officiellement de religieuses catholiques dans la Communauté de Grandchamp, «souvent des sœurs d’autres communautés viennent prier avec nous, et nous avons de très bonnes relations avec des monastères catholiques». (cath.ch/be)
La relation avec Taizé
C’est dans ce lieu chargé d’histoire que des retraites spirituelles furent organisées dès 1931 par des «Dames de Morges», une association de femmes mariées protestantes qui seront à l’origine de la Communauté. En 1936, une de ces femmes s’y établit, puis deux autres en 1940, et ainsi de suite.
En 1952, les premières sœurs s’engagèrent pour la vie, en prononçant les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Elles adoptèrent la règle et l’office de Taizé, et revêtirent une robe et un voile bleus.Les premières sœurs à l’époque ont pris leur engagement avec Frère Roger de Taizé, mais depuis l’époque de Sœur Minke de Vries, prieure de la communauté de Grandchamp de 1970 à 1999, la profession se fait en face de la prieure, en présence de pasteurs. La Communauté est absolument indépendante et la structure ne rend pas de comptes à l’Eglise Réformée Evangélique du Canton de Neuchâtel, (EREN), avec laquelle les relations sont par ailleurs excellentes. JB
Sauvegarde de la création
Si le principe de la communauté religieuse a été rejeté dès les premiers temps de la Réforme, Grandchamp fait certainement œuvre de pionnier: «Nous avons beaucoup d’influence de l’Eglise orthodoxe». Au début, venant de la tradition réformée, les sœurs n’avaient que la Bible, pas même des bougies. «Nous avons par la suite découvert les beautés de la liturgie orthodoxe, les icônes. Si nous n’avons pas autant de saints que chez les catholiques, nous faisons tout de même mémoire des saints bibliques et d’autres saints, comme Nicolas de Flue, ou Dietrich Bonhoeffer». Ce pasteur luthérien allemand, théologien et essayiste, fut exécuté par les nazis le 9 avril 1945 au camp de concentration de Flossenbürg, en Bavière.
A Grandchamp, les sœurs ont une forte sensibilité pour la défense des droits humains et le respect de la création.Dans la bibliothèque qui se trouve dans la salle d’accueil, une rangée de livres est placée sous la rubrique «Notre vocation œcuménique», et le pape François n’est pas absent des étagères. Sœur Anneke cite volontiers «Laudato si'», l’encyclique du pontife argentin «sur la sauvegarde de la maison commune». »Depuis l’éclatement de la pandémie, nous prions tous les jours à 15h pour que, quand ce sera fini, nous ne revenions pas à la vie d’avant, mais que l’on change vraiment, dans le sens d’une écologie intégrale!» JB
Grandchamp choisi pour préparer la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens 2021
Dès les tout premiers débuts de la Communauté, des liens étroits se sont instaurés avec la communauté de Taizé et l’abbé Paul Couturier, figure marquante dans l’histoire de la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens. Fermement attachées à l’œcuménisme spirituel, les sœurs de Grandchamp ont accepté l’invitation à préparer les documents de référence pour la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens de 2021, célébrée entre le 18 et le 25 janvier.
Un groupe international parrainé par le Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens et la Commission Foi et Constitution du Conseil œcuménique des Eglises (COE) s’est réuni à Grandchamp du 15 au 18 septembre 2019, pour en préparer les textes. La réunion était présidée par le pasteur Odair Pedroso Mateus, directeur de la Commission Foi et Constitution du COE, et par le Père Anthony Currer, du Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens.
«Demeurez dans mon amour et vous porterez du fruit en abondance»
Le thème choisi par le groupe d’écriture local est «Demeurez dans mon amour et vous porterez du fruit en abondance» (Jean 15: 5-9). Ceci a permis aux sœurs de partager l’expérience et la sagesse de leur vie contemplative dans l’amour de Dieu et de parler du fruit de cette prière: une communion plus étroite avec leurs frères et sœurs en Christ et une plus grande solidarité avec l’ensemble de la création. Les sœurs de Grandchamp viennent de différentes origines culturelles et confessionnelles. Depuis les débuts de la Communauté, dans les années 1940, elles ont été confrontées aux difficultés que présentent la vie et la prière ensemble dans la diversité et parfois les divisions. Cela les a rapprochées de pionniers de l’œcuménisme spirituel du 20e siècle tels que le Père Paul Couturier, qui a renouvelé l’octave de la prière pour l’unité des chrétiens, et Frère Roger, qui fonda par la suite la Communauté de Taizé. JB
Jacques Berset
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