Dans une lettre adressée le jour de Pâques aux mouvements populaires, le pape François suggère l’introduction d’un salaire universel. C’est inédit.
Jean-Jacques Friboulet: Je suis un fervent du pape François, mais en parlant de salaire universel, il me semble mal inspiré. C’est une position hardie, mais fragile. Le salaire universel est une question de redistribution des revenus. Or il n’existe pas, à vue humaine, de redistribution universelle. La redistribution existe uniquement au sein des Etats ou entre pays, dans le cas de l’Europe. En outre pour fournir un revenu, il faut d’abord assurer une production suffisante. L’idée, ou au moins le terme, me paraît assez bizarre dans ce contexte.
«Un salaire universel ne peut pas remplacer ou tenir lieu de système social»
La formule d’un salaire universel vous semble donc illusoire.
Oui, car un tel système, à la différence des allocations de chômage et du chômage partiel, ne peut pas être durable. Le premier problème est son financement. Il en est de même avec la contribution unique et gratuite de «l’Helicopter Monney» développée au Etats-Unis. On peut le faire une fois, mais c’est un système de pays sous-développé.
Ma deuxième objection est qu’un salaire universel ne peut pas remplacer ou tenir lieu de système social. Ce n’est pas en arrosant tout le monde que l’on permet aux plus faibles de s’en sortir. J’ai beaucoup étudié la question de la crise des années 1930 aux Etats-Unis. Cela a été le sujet de ma thèse. Une des raisons qui ont retardé la reprise américaine a précisément été l’absence de système social.
Le peuple suisse a refusé massivement en 2016 l’idée d’un salaire inconditionnel de base.
Dans nos pays, ce salaire universel ne comblerait pas les trous du filet de la sécurité sociale qui sont bien connus: les familles monoparentales, les personnes âgées avec un revenu insuffisant, les jeunes qui peinent à s’intégrer dans le monde du travail et le fait que l’aide sociale soit remboursable. On peut agir sur ces points de manière ciblée et plus efficace.
Le pape met en lien ce salaire universel avec le slogan ‘pas de travailleur sans droit’. Et avec les trois T: Terre, Toit, Travail.
Le problème est celui du droit au travail, c’est-à-dire de l’accès au marché du travail que l’Eglise reconnaît comme un droit fondamental de la personne. Chez nous, ce droit est défendu notamment avec l’assurance-chômage, mais dans les pays du Sud, dans des contextes d’économie en grande partie informelle, il n’existe pratiquement aucune allocation de chômage. Même aux Etats-Unis, ce droit au chômage est très limité. Très rapidement, les gens sans travail n’ont plus d’argent pour vivre. C’est probablement de cela que s’inquiète le plus le pape François. Et je ne peux qu’être d’accord sur ce point.
«A mon avis, les comportements de consommation vont changer»
Vous estimez que nous sommes dans une crise de même dimension que celle des années 1930, après le krach de la bourse de Wall Street en 1929. Expliquez-nous.
Oui, je ne pensais pas voir quelque chose d’analogue avant ma mise en terre. La Grande Dépression est un souvenir historique puissant. On parle d’une baisse de production de 30% donc cela veut dire une baisse du produit intérieur brut (PIB) d’au moins 10%. Il y a donc un risque de perte d’emplois très important. Raison pour laquelle les gouvernements ont décidé de soutenir massivement les entreprises. Mais le problème sera alors le redémarrage, cet été ou cet automne.
On ne pourra cependant pas repartir avec les mêmes paradigmes.
A mon avis, les comportements de consommation vont changer. Les gens vont plus consommer local, peut-être renoncer à l’achat d’une nouvelle voiture, ne pas précipiter pour faire des voyages lointains, réduire leur mobilité et leurs loisirs… Temporairement en tout cas, on se concentrera sur les biens plus essentiels. A terme, je l’espère, il y aura davantage de sobriété.
Mais il n’y aura pas de remise en cause de l’économie de marché.
Non. Mais la demande et les circuits vont changer. Nous devons aussi nous attendre, dès la sortie du confinement, à une concurrence acharnée entre les entreprises.
Pendant longtemps, les libéraux prônaient le moins d’Etat. Aujourd’hui, ils sont les premiers à réclamer son aide.
C’est un retour du balancier. Nous quittons la folie du tout libéral pour une économie plus régulée. Le libéralisme convient pour une économie de beau temps, mais dès qu’il pleut, il fait appel à l’Etat. Ce retour du politique me réjouit. Mais cette régulation ne doit pas se contenter de faire mieux fonctionner les marchés. Elle doit aussi conduire à une économie plus sobre, plus respectueuse de l’environnement et plus attentive aux changements climatiques et à la transition énergétique. C’est là qu’est l’enjeu. C’est une question politique.
La crise crée une pause. C’est intéressant. On en voit des effets bénéfiques par exemple sur la pollution atmosphérique. Les habitants de Dehli ont revu l’Himalaya qui était caché par les fumées depuis 30 ans. Cela met en lumière le fait que nous vivions dans une économie polluée, dans tous les sens du terme.
Le pape évoque un changement de civilisation. Une conversion humaniste et écologique.
C’est évident. C’est toute la question du bien commun systématiquement remis en cause par la doctrine libérale. Il faut restaurer l’interdisciplinarité et réintégrer la nature dans la réflexion. Les économistes doivent se former aussi dans les autres domaines, la biologie, l’écologie etc.
On ne peut pas se contenter de réformer la finance. Nous l’avons vu après 2008, les financiers sont dans leur monde. Dès que vous rouvrez le bar, ils recommencent à consommer. Il faut reprendre conscience que l’économie ne se discute pas en vase clos. L’économie est essentiellement politique, car elle s’inscrit toujours dans une société. La Doctrine sociale de l’Eglise rappelle très justement que l’homme est un animal social qui vit en relation. Le confinement en est la démonstration en creux.
Rendre sa valeur au travail non salarié
La crise permet de redonner plus de visibilité au travail non salarié, bénévole, note le professeur Friboulet. Le travail bénévole est comptabilisé, mais il n’est pas intégré dans le système monétaire du PIB par exemple. Dans une certaine vision libérale, ce qui n’est pas monétarisé ne vaut rien. Or l’estimation par le seul marché n’est pas juste, estime-t-il. «Je suis un classique indécrottable qui considère que ce qui compte c’est le coût pris dans son ensemble, c’est-à-dire y compris social et environnemental, par exemple l’éducation des enfants. Cette vision veut que la valeur soit le coût et que l’origine de la valeur soit le travail et la nature. Au fond, c’est le point de vue biblique selon lequel ‘tout travail mérite salaire’. C’est cela qu’il faut estimer et non pas la valeur sur le marché.»
La conversion écologique est le deuxième axe du changement.
L’exploitation des ressources naturelles, comme l’eau ou le pétrole, n’intègre aucun ‘amortissement’ c’est-à-dire la question de la reproduction des ressources. Or cela devrait être la limite absolue. Considérer la nature comme un fonds dans lequel on peut puiser librement, indéfiniment et gratuitement est une erreur gravissime. C’est le cas en particulier de la Chine.
Le pape François et d’autres avec lui lancent un appel pour l’abolition de la dette des pays pauvres.
Cela se discute et se fait depuis au moins 20 ans. Le Fonds monétaire international (FMI) a pris diverses mesures pour l’annulation de la dette. Le moratoire décidé par le G20 est une bonne chose mais pour l’abolir, il faut l’abonder dans les comptes, autrement dit trouver des ressources. En l’état, il n’est pas possible de les prendre sur les finances publiques déjà très sollicitées. Je pense qu’il faut se tourner vers les réserves d’or ou le système bancaire. Mais faire tourner la planche à billets n’est pas une solution.
«En Afrique, le confinement n’est absolument pas applicable»
Les finances publiques risquent de souffrir énormément.
C’est la grande incertitude de l’automne. En Suisse les finances publiques sont saines. On dispose de réserves et on peut faire des dettes. C’est tenable, mais uniquement temporairement. Les effets de la crise se feront sentir surtout à partir de 2021 et au moins pour les deux ou trois années suivantes. Se développe alors un risque d’augmentation des taux d’intérêts, d’inflation et en fin de compte de chômage. C’est en ce sens que la comparaison avec la crise des années 1930 me semble pertinente. L’objectif actuel des Etats est d’arrêter la chute par des soutiens massifs. Mais il faudra relancer la production en maintenant le pouvoir d’achat. Même si nous ne reviendrons pas à la croissance débridée que l’on a connue ces dernières années.
Certains réclament davantage de protections, de frontières.
En économie tout se tient. Il ne faut en aucun cas fermer les frontières, car les entreprises ont besoin d’acheter et de vendre à l’étranger, surtout pour la Suisse. La demande interne et la demande externe doivent se conjuguer. La fermeture des frontières a été un désastre des années 1930 qui a permis la montée du nazisme.
Les pays en développement risquent de payer encore un tribut beaucoup plus lourd à la pandémie.
Je pense spécialement à l’Afrique que je connais bien et où j’ai fait de nombreux séjours. Le confinement n’y est absolument pas applicable. Les gens sont obligés de sortir tous les jours pour gagner leur croûte. Dans un système informel, celui qui ne peut pas travailler ne mange pas. En plus du coronavirus, on risque fort des pénuries et des famines. Je pense que le pape François y est très sensible.
En Occident si la production baisse de 30 %, nous pouvons vivre plusieurs mois sur nos réserves. Mais en Afrique, il n’y a pratiquement pas de réserves. Le drame humain sera terrible. Il faudra renforcer nos aides, mais ce ne sera pas une solution suffisante. Heureusement, les solidarités familiales devraient les aider à tenir. L’économie a ses règles barbares qui s’imposent à tous et contre lesquelles vous ne pouvez pas grand-chose.
«Trump est comme un coq qui hurle sur son perchoir»
Vous évoquez aussi un changement du rapport de forces au niveau mondial.
On n’en mesure pas encore l’ampleur. Mais je pense que le déclin américain est bien entamé. Trump est comme un coq qui hurle sur son perchoir, mais son poulailler est totalement dispersé. Les infrastructures, la santé, l’éducation sont bien dégradées aux Etats-Unis. Les manœuvres de Trump contre l’OMS sont celles d’un perdant. En face, la montée en puissance de la Chine est indéniable. (cath.ch/mp)
Maurice Page
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