Par Laurence Villoz et Marie Destraz, Protestinfo
Redouté par les contribuables suisses, le délai de dépôt de la déclaration d’impôts est attendu avec impatience par plusieurs Églises officiellement reconnues de droit public par les cantons. Car parmi les deniers versés dans le pot commun, une partie constitue encore une dîme sonnante et trébuchante, l’impôt ecclésiastique. Facultatif ou obligatoire, contribution ou subvention, cet impôt est tributaire des réglementations de chacun des vingt-six cantons. Pour autant, personne n’est contraint de payer les frais de culte d’une communauté religieuse à laquelle il n’adhère pas. Les personnes physiques résidant dans un canton où l’impôt ecclésiastique existe peuvent en effet faire appel à l’article 15 de la Constitution fédérale qui garantit leur liberté religieuse.
Pour les personnes morales, c’est une autre histoire. Dans certains cantons, pour être exonérées, elles n’ont d’autres choix que de prouver qu’elles poursuivent elles-mêmes un but religieux. Les entreprises renflouent donc les caisses des Églises, sans même pouvoir directement profiter de leurs services. Une réalité qui fait grenouiller certains payeurs, mais qui n’a pas fait bouger d’un iota les autorités cantonales, garantes des relations entre État et Églises et donc de la législation fiscale.
À l’heure où un nombre croissant de personnes quittent les Églises, en témoignent le nombre de «sans confession» coché sur les bordereaux qui le demandent, l’impôt sur les personnes morales apparaît comme une aubaine pour les Églises historiques. «Sans cet impôt, on peut s’interroger sur l’avenir des Églises reconnues. Aujourd’hui, ce ne sont que partiellement les personnes physiques qui les financent. Dans le canton de Zoug par exemple, 60% de l’impôt ecclésiastique provient des personnes morales», observe René Pahud de Mortanges, professeur de droit des religions à l’Université de Fribourg. Un constat partagé par Thierry Obrist, professeur de droit fiscal à l’Université de Neuchâtel. «Les gens vont moins à l’Église. Les personnes physiques paient donc de moins en moins cet impôt. Du coup, les Églises, qui veulent tout de même continuer à exister, risquent de disparaître si le prélèvement sur les personnes morales est supprimé.»
D’ailleurs, les Églises reconnues du canton de Neuchâtel (réformée, catholique romaine et catholique chrétienne) ont vécu un coup dur, en 2010, quand la multinationale Philip Morris a décidé de ne plus payer sa contribution ecclésiastique volontaire comme le lui autorisent les lois de ce canton. Pour l’Église réformée évangélique neuchâteloise (EREN), il s’agissait d’une diminution de revenu de 800’000 francs, soit 10% de son budget. «C’est surtout la rapidité de ce retrait qui a mis notre Église dans une situation très compliquée», explique Christian Miaz, président du Conseil synodal (exécutif) de l’EREN. Actuellement, les contributions des personnes morales dans ce canton s’élèvent à 8,3% des recettes d’exploitation de l’EREN, contre 72% pour les personnes physiques. L’avenir de l’EREN ne dépend donc pas seulement des contributions des personnes morales.
«Pourquoi cet impôt perdure-t-il, alors que les personnes morales n’ont même pas de religion?»
Pourtant, ce n’est pas toujours le cas dans les cantons où les personnes morales sont astreintes à payer l’impôt ecclésiastique. Cette taxe est-elle une raison de quitter le territoire cantonal? «Je ne pense pas. Il s’agit de petits impôts souvent oubliés. Je n’ai connaissance d’aucun départ motivé par l’impôt ecclésiastique, qu’il s’agisse de personnes morales ou physiques», rappelle Thierry Obrist. Pas de cas connu du côté de René Pahud de Mortanges non plus. «Le déménagement d’une entreprise est plutôt motivé par un impôt cantonal important.» La taxe peut rester pourtant un caillou dans la chaussure des petites entreprises. «Le propriétaire d’une petite société, qui peut aussi en être le seul employé, qui ne se reconnaît pas comme membre d’une communauté religieuse va s’interroger sur les raisons qui le contraignent à ce financement», précise René Pahud de Mortanges.
Un impôt ecclésiastique pour les entreprises contesté
Dans 17 des 26 cantons suisses, les entreprises, ou personnes morales, paient des impôts ecclésiastiques obligatoires. Outre les cinq cantons dans lesquels il n’y a pas d’impôt ecclésiastique obligatoire (GE, NE, VD, VS, TI), quatre autres cantons, (BS, SH, AR, AG) ne prélèvent pas d’impôts sur les personnes morales. Jusqu’à présent, les diverses tentatives pour l’abolition des impôts ecclésiastique ont toutes échoué.
En 2011 le Tribunal fédéral a rendu un arrêt concernant le canton de Schwytz pour confirmer le bien-fondé de l’impôt ecclésiastique pour les entreprises selon la loi cantonale. Cet arrêt fait jurisprudence.
En février 2012, le Grand Conseil du canton de Fribourg a rejeté par 82 voix contre 12, une motion populaire des jeunes libéraux-radicaux «pour un assujettissement facultatif des personnes morales à l’impôt ecclésiastique».
En décembre 2013, le comité pour l’abolition de l’impôt ecclésiastique sur les entreprises dans le canton de Nidwald a décidé de retirer son initiative populaire.
En février 2014, l’initiative lancée par les jeunes libéraux-radicaux intitulée «Moins d’impôts pour l’industrie» a été refusée par 73,64% des votants du canton des Grisons.
En mars 2014, le Conseil d’Etat du canton de Lucerne a rejeté un postulat du parti Vert libéral (PVL), qui demandait une exemption de l’impôt ecclésiastique pour les personnes morales.
En mai 2014, les Zurichois ont refusé à près de 70% des voix l’initiative pour l’abolition de l’impôt ecclésiastique sur les entreprises.
En juillet 2014, les jeunes libéraux-radicaux du canton de Thurgovie ont décidé d’abandonner leur projet d’initiative de suppression des impôts ecclésiastiques pour les personnes morales.
En mai 2015, l’initiative populaire valaisanne pour un Etat laïque a été retirée. MP
Mais pourquoi cet impôt perdure-t-il, alors que les personnes morales n’ont même pas de religion? «C’est très particulier, c’est une façon indirecte de remplir les caisses des Églises», explique le professeur de droit fiscal, Thierry Obrist. Et si les personnes physiques peuvent brandir l’art. 15, rien de tel pour les personnes morales qui n’ont pas de religion. «Une personne morale ne peut pas bénéficier d’une prestation de la part d’une Église. Elle ne va pas être enterrée quand elle va faire faillite et elle ne va pas à la messe non plus. Ainsi, il n’y a pas l’aspect causal qu’on pourrait reconnaître à un impôt ecclésiastique. Mais vu qu’elles n’ont pas de religion, elles ne peuvent pas affirmer que leur liberté religieuse est violée quand on les force à payer un impôt à caractère religieux», précise le professeur.
Les entreprises auraient pourtant pu tenter un coup de force, et faire valoir leurs arguments auprès des politiques, au moment des révisions constitutionnelles cantonales. Mais l’occasion n’a pas été saisie. À la suite de la révision de la Constitution fédérale en 1999, en effet, plusieurs constitutions cantonales se sont à leur tour refait une beauté. «Au sein des constituantes, des idées révolutionnaires ont émergé. Mais au final, s’agissant de cet impôt en tout cas, rien n’a changé. On pourrait tout de même assister, ces prochaines années, à de petites retouches des bases légales, faisant apparaître des clauses précisant que les revenus ne peuvent être utilisés que pour des activités culturelles développées par les Églises reconnues et non décernées au financement du culte», imagine René Pahud de Mortanges.
Mais c’était sans compter le pas fait par le peuple suisse en direction des entreprises hébergées dans le pays. Le 19 mai dernier, les citoyens ont accepté la réforme fiscale et financement de l’AVS (RFFA). Cette réforme signe la fin des statuts spéciaux qui voient la Suisse attirer des entreprises à coups de rabais fiscaux. Depuis le 1er janvier donc, les entreprises sont soumises aux mêmes réglementations en matière d’imposition. De nombreux cantons prévoient donc une baisse des impôts sur les sociétés afin de préserver leur compétitivité.
«Face à la baisse du nombre de fidèles, l’impôt sur les personnes morales devient essentiel»
À Fribourg, s’il est encore trop tôt pour en mesurer l’impact sur l’Église évangélique réformée (EERF), on peut s’attendre à une baisse des rentrées. À l’heure actuelle, «l’impôt ecclésiastique constitue la plus grande part du budget de l’EERF, qui est d’environ 13 millions de francs. Seules quelques subventions de l’État pour les aumôneries, à peu près 200’000 francs viennent en plus soutenir la mission», commente Pierre-Philippe Blaser, président du Conseil synodal de l’EERF. Dans le canton, chaque paroisse prélève l’impôt sur la fortune et le revenu des personnes physiques et morales. La part d’impôt sur les personnes morales représente entre 8 et 15% des budgets paroissiaux. Si le manque à gagner ne peut encore être estimé, une compensation partielle pendant 5 ans de la part de l’État à l’égard des paroisses devrait voir le jour.
L’impôt ecclésiastique a la dent dure. Instauré dans les années 1870 dans plusieurs cantons de Suisse alémanique, tels que Berne, Zurich ou Bâle, mais aussi à Neuchâtel et Genève, il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que certaines paroisses et Églises obtiennent un statut officiel et donc le droit de lever cet impôt. C’est notamment le cas en Valais, où certaines ont patienté jusqu’en 1987. Après 150 ans, l’impôt semble être entré dans les mœurs. Les spécialistes n’envisagent pas sa suppression.
Et face à la baisse du nombre de fidèles, l’impôt sur les personnes morales devient essentiel. Encore faut-il en éviter les écueils. Aujourd’hui, les Églises investissent autant dans des activités dites cultuelles, adressées à leurs membres, que des activités culturelles et sociales qui visent la population au sens large (à l’image de la présence auprès des réfugiés ou de l’organisation de concerts). «D’un point de vue extérieur, ces dernières permettent de légitimer cet impôt sur les personnes morales», relève René Pahud de Mortanges.
À terme, pourtant, ces actionnaires non religieux seraient-ils tentés de dicter la mission des Églises? «C’est un risque! Vouloir que les Églises utilisent cet impôt uniquement à des fins culturelles est pourtant une contre-stratégie. Les Églises deviendraient ainsi des ONG, une partie de l’État social, mais quel serait alors le sens de leur mission? Les moyens guideraient les activités. On ferait face à une Église de fonctionnaires qui travailleraient pour se financer», soulève René Pahud de Mortanges. «Si vous demandez aux membres distancés des Églises, les raisons pour lesquelles ils y restent, c’est souvent l’action sociale qui est saluée. Mais c’est un argument plutôt séculier. C’est aussi une façon très suisse de voir les choses. À l’étranger, les gens qui ne s’y reconnaissent plus se contenteraient de quitter l’Église.»
L’impôt ecclésiastique par canton
L’impôt ecclésiastique fait partie des impôts cantonaux. Il appartient donc aux 26 cantons de définir comment ils veulent le prélever. Différents systèmes sont actuellement en place, tant pour les personnes physiques que morales. La majorité des cantons ont accordé un statut de droit public à l’Église réformée et à l’Église catholique romaine. Certains cantons confèrent également ce statut à l’Église catholique chrétienne ou à la communauté israélite. En Suisse romande, les réglementations cantonales sont particulièrement hétérogènes.
Neuchâtel
Dans le canton de Neuchâtel, il s’agit d’une «contribution volontaire». Personne n’est obligé de la verser. Un bordereau est envoyé avec la déclaration d’impôt, sur lequel il faut cocher une case: protestant, catholique romain, catholique chrétien, autre ou sans confession. Celui qui a coché une des trois confessions reçoit en avril une invitation à verser 11% de son impôt cantonal. Cette contribution est facultative, aucune obligation de verser ce montant proposé. Pour les personnes morales, elle est également volontaire, son affectation est œcuménique et s’élève à 12%.
Genève
Comme à Neuchâtel, la contribution ecclésiastique est facultative dans le canton de Genève. Sur leur déclaration fiscale, les intéressés cochent une des trois confessions reconnues d’utilité publique, soit protestant, catholique romain ou catholique chrétien. Les Églises proposent de verser 16% de l’impôt cantonal sur le revenu et 6% de l’impôt sur la fortune, auquel s’ajoute une somme forfaitaire de 10 francs.
Valais
En Valais, les frais de cultes sont à la charge des communes. Elles peuvent donc prélever un impôt ecclésiastique. Toutefois, seules six en font usage. La contribution s’élève à environ 2% de l’impôt communal. Elle n’est pas obligatoire, chaque habitant peut faire la demande d’exonération à sa commune stipulant qu’il ne fait pas partie des deux Églises reconnues, réformée ou catholique romaine.
Fribourg, Berne et Jura
Dans les cantons de Fribourg, Berne et du Jura, les membres des communautés reconnues sont astreints par l’État à payer un impôt ecclésiastique. Les autres contribuables peuvent en être exemptés s’ils en font la demande.
Vaud
Dans le canton de Vaud, il n’y a pas d’impôt ecclésiastique, mais une subvention prélevée sur le budget de l’État. Indirectement, tous les contribuables, physiques comme moraux, y participent. Ce montant est reversé aux trois Églises reconnues: réformée, catholique romaine et la communauté israélite.
Et dans le reste de la Suisse?
En Suisse alémanique, dans la plupart des cantons, les personnes physiques sont assujetties à l’impôt ecclésiastique. Or en vertu de l’article 15 de la Constitution qui précise que «personne ne peut être contraint de payer des impôts destinés à couvrir les frais de culte d’une communauté religieuse à laquelle il n’appartient pas», chaque citoyen peut faire la demande d’en être exempté. Pour les personnes morales, l’impôt ecclésiastique est obligatoire dans tous les cantons, sauf à Bâle, Schaffhouse, Appenzell Rhodes-extérieurs et Argovie. LV/MD
Rédaction
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