Michel Petit, hebdomadaire Dimanche, Bruxelles
En 2017, le Bénin entamait une démarche qui, aujourd’hui, commence à porter ses fruits. Certes, à petites doses et sans la moindre précipitation. Porto Novo demandait à la France la restitution de pièces exceptionnelles, détenues notamment par le Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Il s’agit en l’occurrence des trônes du roi de l’ancien Dahomey (sud du Bénin), des masques, des statues, œuvres offertes à la France par le général Dodds à l’issue de la conquête de ce pays d’Afrique occidentale à la fin du XIXe siècle.
Alors que la précédente mandature avait balayé les prétentions béninoises, quelques mois plus tard, le 28 novembre 2017, le président Emmanuel Macron, à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso, ébranlait les directions des musées, suggérant la restitution des biens éventuellement mal acquis, surtout aux XIXe et XXe siècles, à l’époque des colonies. «Le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. Il doit être mis en valeur à Paris, mais aussi à Dakar, à Lagos, à Cotonou… Ce sera une de mes priorités. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justifications valables qui soient durables et inconditionnelles.»
«Le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens.
Par l’intermédiaire de son Premier ministre, Edouard Philippe, la France remettait, le 17 novembre 2019, le fameux sabre qui avait appartenu à El Hadj Oumar Tall, chef de guerre des Toucouleurs, autorité islamique, mais féroce guerrier de la lutte anticoloniale au Sénégal au milieu du XIXe siècle. Le retour de cette arme, saisie en 1893, marque sans conteste une première étape, même si, pour le moment, il ne s’agit que d’un prêt.
Depuis les velléités béninoises, de nombreux pays se manifestent. En Afrique occidentale mais aussi en Afrique centrale, dont la République démocratique du Congo, ou au Nigeria. Des pays comme le Burkina-Faso, le Mali ou le Gabon mettent sur pied des commissions destinées à définir leur politique mémorielle. La Côte d’Ivoire est dans l’attente d’une récupération de près de cent cinquante objets.
L’idée se répand aussi en Asie. Le musée Guimet à Paris, Musée national des Arts asiatiques, pourrait rapidement être interpellé par le remarquable musée Cham qui termine sa modernisation à Da Nang, au centre du Vietnam. Idem en Nouvelle-Zélande, où le musée national Te Papa Tongarena vient de s’adresser à la Belgique pour tenter de récupérer des têtes momifiées Maories.
D’innombrables collections seraient ainsi menacées en Europe sachant que sans doute 90% de l’art africain – sub-saharien surtout – repose en Occident… Face à l’inquiétude européenne, l’Afrique, elle, se délecte, constatant aussi que l’on est bien loin du discours, dix ans plus tôt à Dakar, de Nicolas Sarkozy décrétant que «l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire».
Voici quelques semaines, en novembre 2019, Bénédicte Savoy, historienne de l’art, et Felwine Saar, économiste sénégalais, ont remis leur rapport à Emmanuel Macron, défendant eux aussi la restitution, signe de «la libération de la parole mémorielle» et qui romprait «le monopole du contrôle et de la mobilité des objets par les musées occidentaux».
Mais ce rapport ne fait pas vraiment l’unanimité. Stéphane Martin, directeur du Quai Branly, dénonçant le travail de «personnes engagées», estime qu’il y a d’autres voies «pour une coopération culturelle avec l’Afrique».
Le choix du président français est aussi le résultat du lobby du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), en campagne depuis six ou sept ans. Mais le débat n’est pas nouveau, ni franco-français. L’AfrikaMuseum de Tervuren, en Belgique, (ancien Musée colonial), rouvert en 2018 après cinq ans de transformation, notamment la scénographie, est aussi apostrophé par le discours d’Emmanuel Macron.
De même, les Européens, avec Napoléon en toile de fond, se taquinent volontiers entre eux. Le Louvre détient par exemple Les Noces de Cana, de Véronèse, œuvre extraite du monastère vénitien de San Giorgio Maggiore au titre de butin à l’issue de la campagne d’Italie, fin du XVIIIe siècle.
Retour de flamme du discours de Macron, le député belge Richard Miller demandait au gouvernement, par la voie diplomatique, de négocier avec Paris le retour de moult tableaux pillés par les troupes révolutionnaires et de Napoléon Bonaparte. Et plus particulièrement ces tableaux de l’école de Rubens, dont le Triomphe de Judas Macchabée exposé au musée des Beaux-Arts de Nantes.
Chacun garde aussi en mémoire le combat que se livrent toujours Athènes et le British Museum qui expose les marbres d’Elgin du Parthénon – les frises et le fronton – remplacés par des moulures en plâtre au musée de l’Acropole. Certes, le British Museum serait,éventuellement d’accord sur un prêt temporaire de ses pièces maîtresses, mais à la condition que la Grèce abandonne toute intention d’appropriation définitive. Compromis improbable!
«Les jeunes réagissent émotivement. Pour eux, la question ne se pose pas, la restitution totale coule de source»
Berlin a aussi des soucis à se faire, bien que l’Allemagne ait entamé la réflexion depuis longtemps déjà. C’est dans un musée qui porte son nom, Pergamonmuseum, que le IIe Reich a installé le fameux autel de Zeus datant de l’époque hellénistique, mis au jour à Pergame (ex-empire Ottoman), dans l’actuelle province d’Izmir, en Turquie.
S’ajoutent évidemment les collectionneurs privés et les galeristes pour qui la question du pillage ou du butin de guerre ne se pose normalement pas.
A la spoliation s’ajoute la destruction, culpabilisante avec le recul, des œuvres lorsque les missionnaires, avec la bénédiction de l’administration coloniale, cherchaient ainsi à mettre fin aux croyances animistes africaines.
«Mais à qui donc appartient l’art?», interroge Erick Cakpo, historien et professeur à l’Université de Lorraine, à Metz. Originaire d’Afrique occidentale, il constate le choc des générations, voire des cultures. «Les jeunes réagissent émotivement. Pour eux, la question ne se pose pas, la restitution totale coule de source. Le fait que la demande des Béninois soit portée aussi par le CRAN dénote la dimension ethnopolitique que revêtent les objets réclamés», relève-t-il. La restitution, le cas échéant, paraît inextricable. Car elle touche au droit et à la morale – deux concepts souvent aux antipodes –, à l’histoire, à la politique, à l’économie, à l’identité.
Avant l’intervention d’Emmanuel Macron, «le Bénin n’avait aucun moyen de pression. Contrairement par exemple à l’Egypte qui interdisait aux Allemands les fouilles archéologiques sur son territoire si le buste de Néfertiti ne lui était pas restitué». Mais le visage le plus célèbre après celui de la Joconde sourit toujours au Neues Museum de Berlin.
«L’art est un patrimoine mondial, qui doit bouger, être partagé»
«Le discours du président français a quelque chose de révolutionnaire», ajoute le professeur. «Certes, il s’agira de discuter au cas par cas. On parle désormais d’une nouvelle géographie culturelle. On évoque le transfert culturel. Nous devons désormais établir le principe d’un nouveau partage du patrimoine universel. Le partage, s’il ouvre aux Africains l’accès à leur propre patrimoine, profite aussi à l’Occident. Car se confronter à l’art classique nourrit de nouvelles créations. Sans cela, Picasso aurait-il eu sa période cubiste? Cela s’apparente au métissage de l’art. Au terme restitution, je préfère l’expression ‘translocation patrimoniale’ utilisée par Bénédicte Savoy».
Si la restitution participe à la restauration de la mémoire, elle ne peut, pense Erick Cakpo, s’apparenter à une confrontation et à de la vengeance à l’égard de l’ancien oppresseur. Il estime que l’art est davantage «un patrimoine mondial», qui doit bouger, être partagé. «De toute façon, sanctionne-t-il, la vocation d’un musée n’est pas de détenir des œuvres. D’autant que l’on est en mesure de remplacer celles-ci par des pièces virtuelles, des hologrammes. Les musées ne seraient pas vides pour autant puisque seulement 10% des collections sont exposés. Je soutiens la délocalisation des musées, comme le projet de Centre Pompidou à Pékin. Les musées sont des lieux de circulation. Cela étant, il sera très difficile de trouver les moyens de la restitution, surtout pour les collectionneurs», comme le furent Picasso ou Paul Eluard. Sachant aussi que les experts et collectionneurs suggèrent que, dans les échanges, soit respectée «l’histoire du marché de l’art. L’Afrique vend aussi ses œuvres, depuis 1930». (cath.ch/dimanche/mp)
Une exigence d’accompagnement
La déclaration de Ouagadougou fait allusion à un indispensable accompagnement. Dans cet esprit, Guido Gryseels, directeur de l’AfricaMuseum, reconnaît qu’il doit «aborder les discussions sur l’avenir du patrimoine culturel africain qui se trouve actuellement en Europe».
Mais il met un bémol sécuritaire. «Nous digitalisons autant que possible nos collections afin de les rendre accessibles en ligne. Il semble aujourd’hui prématuré d’envisager la restitution d’objets ethnographiques. Nous avons surtout des objets du Congo. Compte tenu de la situation politique et économique actuelle sur place, il serait insensé de rendre des pièces sans aucune garantie quant à leur réception, leur conservation et leur valorisation.
Lorsque le Congo sera stabilisé et disposera d’un musée capable de conserver les pièces de manière sécurisée, nous serons ouverts au dialogue. Nous pourrions alors envisager des expositions itinérantes, des prêts de longue durée ou éventuellement la restitution de doubles. Les archives pourraient être numérisées et envoyées sous forme digitale, comme nous l’avons fait en 2010 avec les films coloniaux sur le Congo, le Rwanda et le Burundi. Entre-temps, nous poursuivons nos efforts afin de protéger le patrimoine culturel qui se trouve encore en RD Congo, par le biais de formations et de renforcement des capacités nationales.»
De passage récemment au Musée des Civilisations d’Afrique noire, à Dakar, Guido Gryssels marquait son assentiment à de ponctuelles restitutions, «pour certains objets symboliques» et des prêts temporaires. MP
Imagerie médicale
Lorsqu’il organise de somptueuses expositions, le musée Quai Branly-Jacques Chirac élargit considérablement le concept de détention. «La qualité d’artiste est reconnue à leurs concepteurs», assure Stéphane Martin, qui a significativement contribué à cette légitimation, en offrant aux créations extra européennes des conditions d’étude et de valorisation. Son musée, pour présenter ces événements, s’accommode de la réalité: en l’occurrence, dit-il, «les pièces viennent de collections européennes ou américaines. Le patrimoine africain n’est plus en Afrique. Il est le seul dans cette situation». Le musée passe volontiers l’histoire aux rayons X pour mettre au jour, sans casse, «les secrets insoupçonnés (que) cachent les reliquaires», commente Christophe Moulherat, chercheur au Quai Branly.
Le détournement des technologies d’imagerie médicale à des fins d’étude et de conservation d’œuvres d’art permet en effet d’accéder à l’anatomie complète d’objets complexes. Il est ainsi possible de manipuler l’objet à distance, de le démonter, de l’examiner sous toutes ses faces. Le musée est donc tout sauf un simple collectionneur.
En attendant, Louis-Georges Tin, président du CRAN, ne cachait pas son enthousiasme devant la tâche «impressionnante et passionnante qui est devant nous. Le CRAN a obtenu de la mairie de Paris qu’elle s’engage à mettre en place un musée de l’esclavage en guise de réparation des crimes commis. La restitution, qui est une forme de réparation, permet d’avancer dans cette lutte pour la justice ‘décoloniale’. Ces progrès montrent qu’en matière de réparation, nous sommes sortis de l’âge du tabou. Il convient d’amplifier ce mouvement, car c’est la réparation qui permet d’accéder à la réconciliation.» Une réconciliation qui passe obligatoirement par l’accès à leur propre patrimoine des populations africaines. Qui, jusqu’à présent, se contentent d’un réel sentiment de fierté de voir leur art s’exposer dans les plus grands musées du monde. Et, plus accessoirement, de constater l’envol du marché: 926.000 euros pour un masque Punu du sud du Gabon, 5,75 millions d’euros pour un masque ngil des Fang, du Gabon aussi (chiffres de 2018). MP
Insécurité
L’insécurité africaine pèse évidemment dans le débat. Les Belges savent que des œuvres restituées du temps de Mobutu se sont volatilisées pour être découvertes ensuite, partiellement, en Autriche. De son côté, Felwine Sarr a recensé cinq cents musées en Afrique. «La sécurité? Arrêtons avec ce paternalisme aux relents coloniaux. Il y a des infrastructures de qualité.» Avec des capitaux sud-coréens, la construction d’un grand musée se termine à Kinshasa. Et c’est la Chine qui a financé le musée de Dakar.
Libreville, au Gabon, termine un beau projet dans l’ancienne ambassade américaine avec la perspective de mener une politique d’échange avec les musées du monde entier. Le musée du Quai Branly apporte sa contribution à la formation du personnel. Le Bénin peaufine ses installations avant d’accueillir vingt-six pièces promises par la France, selon une suggestion du Quai Branly. Abidjan devrait ouvrir en 2020. Bamako se dit en ordre. En revanche, à Brazzaville, c’est, selon son directeur, la catastrophe.
Le Cameroun tient un tout autre langage: «Que les Occidentaux restituent. Après ce sera notre affaire. Et rien ne doit nous empêcher un retour des objets dans les chefferies. En revanche, les musées occidentaux peuvent nous aider à former notre personnel».MP
Rédaction
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/une-voie-pour-la-restitution-des-oeuvres-africaines/