Propos recueillis par Bernard Litzler
L’encyclique du pape François Laudato si’, publiée en 2015, a eu un impact fort dans l’opinion publique. Comment la percevez-vous?
Marc de Pothuau: Ce texte nous fait entrer dans une autre époque. Comme Rerum novarum de Léon XIII en 1891, qui avait pris en compte le mouvement ouvrier, Laudato si’ constitue un point de repère qui va marquer l’histoire du christianisme. Il a reçu un accueil énorme dans le monde non chrétien, plus encore que chez les chrétiens. J’ai l’impression qu’il n’est pas assez considéré parmi les dirigeants chrétiens, les politiciens, les entrepreneurs, etc.
C’est une formidable invitation à la cohérence chrétienne. L’ensemble des questions de notre temps sont englobées dans une réflexion qui interpelle notre responsabilité. Il y a un avant et un après Laudato si’. Désormais l’engagement écologique ne peut plus rester une option. Nous comprenons maintenant combien le péché qui prend racine dans le cœur de l’homme a un impact sur toute l’humanité jusqu’à la rendre suicidaire et capable de détruire son habitat.
«Le discours ‘vert’ défendait les grenouilles mais pas l’enfant à naître»
Au monastère de Hauterive, comme avez-vous reçu ce texte?
Le fameux ‘tout est lié’, au cœur du message du pape, nous a paradoxalement libérés! Le discours ‘vert’ défendait les grenouilles mais pas l’enfant à naître, alors que le discours ‘catho’ protestait contre l’euthanasie, sans s’inquiéter de la pollution de l’eau ou de la tyrannie financière.
Mais ce ‘tout est lié’ n’est pas un ‘tout fout le camp!’. Laudato si’ est une invitation à la louange et à célébrer le salut plus encore qu’un cri d’alarme. C’est une merveilleuse hymne à la Création et à la vie, un appel à l’émerveillement et à la gratitude pour Celui qui donne tout. Avec Laudato si’, le combat spirituel retrouve sa place d’épicentre dans le drame contemporain. Nos responsabilités de moines d’une part, de chrétiens d’autre part, et finalement d’hommes se trouvent interpelées ensemble et réconciliées.
Après la publication de l’encyclique, des connexions entre des monastères ont surgit. Comment cela s’est-il passé?
Beaucoup de communautés monastiques enthousiasmées se sont dit: «C’est magnifique, mais par où commencer?» Car nous avons le sentiment de n’avoir pas été suffisamment fidèles à notre vocation. Les communautés sont habituées à travailler ensemble dans de nombreux domaines. La plupart affrontent les mêmes enjeux dus à la raréfaction des vocations.
«Le pape François nous invite à bien plus qu’à trier nos déchets»
Et un groupe a lancé l’idée d’une session inter-monastique de permaculture à la ferme du Bec-Hellouin, en Normandie. Cela a fait l’effet boule de neige. Avec Elena Lasida, une économiste qui enseigne à l’Institut catholique de Paris, un réseau s’est constitué en incluant des communautés nouvelles, œcuméniques, de toutes les sensibilités ecclésiales et liturgiques. Nous nous sommes tous rencontrés en 2019 au Carmel de Mazille, en France: ce fut une expérience belle et renouvelante. Mais ce n’est qu’un début. Il s’agit d’investir patiemment l’ensemble de nos communautés, de nos régions et surtout de nos ordres respectifs pour que la conversion écologique devienne une réalité concrète et pas seulement de belles intentions.
Le texte du pape dépasse l’aspect strictement écologique.
Le pape François nous invite à bien plus qu’à trier nos déchets. C’est notre style de vie dans sa globalité qu’il s’agit de revoir radicalement et plus exactement chacune de nos relations: à soi, à l’autre, à la création et à Dieu. Pour Elena Lasida, l’écologie est devenue, avec cette encyclique, l’art de la relation. Elle réintroduit les chrétiens dans la dynamique de la conversion par le biais de la conversion écologique intégrale.
Comme moines, vous sentez-vous concernés?
Le monachisme devrait se sentir concerné en premier lieu par l’appel du pape. En effet, nous sommes par profession des gens en état de conversion. Et le moine a organisé toute sa vie en vue de cette conversion: tout est intégré dans la démarche monastique, pas seulement prier et célébrer, mais aussi manger, dormir, travailler, être en relation avec autrui et mettre en valeur son environnement. La démarche monastique devrait être une conversion intégrale. Dorénavant aucune catéchèse, ni même aucune évangélisation ne peut avoir d’impact si elles ne partent de cette dimension: notre Rédempteur, c’est bien notre Créateur!
Selon vous, ce texte a une vraie dimension prophétique.
‘Notre mère la Terre crie en raison des dégâts que nous lui causons…’, écrit le pape dans l’encyclique. Il dira aussi devant la caméra de Wim Wenders: ‘La plus pauvre des pauvres, c’est la terre!’. Cette évidence me crevait les yeux et je ne voulais pas l’entendre? En cela, je reconnais le prophète qui nous délivre de l’idolâtrie et nous rend sensibles au Dieu vivant. Il fait appel aussi à une ‘fraternité’ nouvelle, propose une ‘spiritualité écologique’ et parle même d’une ‘mystique’ capable de motiver de véritables changements.
«La voix du pape n’a rien à voir avec celle des prophètes de malheur»
Cette encyclique invite aussi les chrétiens à vivre des collaborations nouvelles avec ceux qui sont déjà engagés dans les processus éco-responsables. Autrement dit, le pape nous demande d’écouter les prophètes du dehors, pas spécialement les chrétiens.
La voix du pape n’a rien à voir avec celle des prophètes de malheur, accusatrice ou moralisante. Elle est prophétique surtout parce qu’il invite à louer le Seigneur. C’est un changement de posture: la situation nous demande de passer de la consommation à la contemplation et de la prédation au partage. François est prophète parce qu’il n’accuse personne, mais il invite à ouvrir les yeux sur les dons de Dieu pour que nous sachions voir leur beauté et nous unir pour en prendre soin avec délicatesse et amour.
Mais se convertir n’est pas une chose évidente.
Sachons discerner. On cherche un salut pour la planète et l’humanité. On craint une apocalypse. On fonde des communautés pour traverser l’effondrement. L’anxiété grandit et avec elle l’agressivité mutuelle et un nouveau moralisme. Les ados interpellent les dirigeants comme un père de famille corrigeait et humiliait ses enfants en les traitant d’irresponsables.
«Je ne connais rien de plus toxique que l’esprit partisan qui culpabilise ou humilie»
Les accusations fusent de telle sorte que j’ai rencontré des agriculteurs tellement ulcérés de se voir condamnés de partout qu’ils en finissent par penser que Greta Thunberg est plus nocive pour la santé que le glyphosate. Je ne connais rien de plus toxique pour le vivre ensemble et le bien commun que l’esprit partisan qui culpabilise ou humilie les autres.
Comment Laudato si’ nourrit-elle la réflexion de votre communauté?
Nous avons travaillé différents aspects de l’écologie intégrale. Notre liturgie a intégré des éléments nouveaux ou rénovés des anciens comme les rogations. Les trois clés de Laudato si’: ‘Tout est lié, tout est donné, tout est fragile’ ont nourri notre réflexion sur les thèmes de l’interdépendance, de la gratuité et de la créativité en lien avec nos vœux monastiques d’obéissance, de conversion des mœurs et de stabilité.
Or, mon souci premier est de progresser ensemble dans la réflexion. La conversion écologique est communautaire. Il s’agit de promouvoir un souci commun et non pas d’avancer en franc-tireur. Cela a de très importantes conséquences.
«Avec le pape François, on passe de la mystique à la politique»
A l’interne, cela veut dire d’aller lentement, de ne perdre personne en route, de ne pas lancer une initiative mal comprise qui refroidirait le groupe. C’est la démarche synodale. Et c’est un des autres points forts de l’encyclique: la conversion écologique suppose des méthodes de gouvernance qui rassemble et responsabilise chacun, en utilisant le principe de la subsidiarité, typiquement chrétien, mais trop rarement appliqué dans l’Eglise! Avec le pape François, on passe de la mystique à la politique sans s’en rendre compte!
Et vers l’extérieur de votre communauté?
Je rêve d’une démarche synodale sur le sujet. Nous, abbaye d’Hauterive, nous ne devons pas nous comprendre comme une arche de Noé qui se clôture pour survivre au déluge. Au contraire, nous devrions provoquer des liens nouveaux, toujours plus évangéliques avec l’extérieur.
Si on garde l’idée du déluge et de l’arche, nous sommes en phase d’embarquement, mais ce n’est pas l’abbaye qui est le bateau voué à surnager. C’est l’Eglise, instrument du salut, mystère qui rassemble tous les enfants de Dieu! Autrement dit, nous cherchons à provoquer des liens nouveaux qui puissent devenir des alliances et ouvrir une promesse d’avenir pour les hommes.
Le développement durable est donc un enjeu majeur. Comment le vivez-vous dans la communauté?
Il y a les points de vigilance personnels qui dépendent d’une conscience communautaire. Chacun des moines et dans son secteur d’activité, à la ferme, au jardin, au magasin, etc. essaye de comprendre ce qu’il peut améliorer, sachant que la vie monastique est, par essence, des plus simples.
«Il faut écouter le cri du pauvre, du proche, pour comprendre par où passe le chemin que Dieu nous indique»
Mais il doit y
avoir aussi, – et c’est là que le bât blesse – les projets d’envergure. A Hauterive,
cela avance lentement! Est-ce parce qu’un paquebot est long à dévier de sa
trajectoire? Ou bien est-ce parce qu’un escargot qui s’élance de son
starting-block provoque rarement des hourras? Je ne sais! Nous sommes encore en
phase de gestation. Déjà nous discernons mieux nos objectifs.
Comment avancer dans la situation difficile de l’Eglise en Suisse?
L’état démographique des communautés religieuses en Suisse n’est pas brillant. Les fragilités sont criantes, mais nous avons compris que ni la communauté d’Hauterive, ni l’Eglise ne peuvent chercher à survivre en faisant abstraction d’un monde qui court à sa perte dans la catastrophe écologique.
Il faut écouter le cri du pauvre, du proche, pour comprendre par où passe le chemin que Dieu nous indique. Or les attentes sont nombreuses autour de nous. Untel vient à Hauterive pour le cadre bucolique, un autre pour le silence, celui-là pour partager avec nous la Parole de Dieu, celui-là nous apprécie pour notre engagement écologique, celui-là nous trouve au contraire pas assez audacieux.
Je perçois alors, avant tout, notre charisme monastique: une communauté en symbiose avec son lieu qui ne cherche rien d’autre que l’Unité, le Dieu un. Paquebot ou escargot, notre lenteur, même dans l’urgence, peut devenir un atout pour celui qui a compris que l’important est d’avoir une vie unifiée dans la recherche du Dieu Un. En étant unifiée, notre vie peut manifester Celui qui a droit à notre louange! (cath.ch/bl)
Bernard Litzler
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/pour-labbe-dhauterive-il-y-a-un-avant-et-un-apres-laudato-si/