Professeur de droit civil à l’université d’Urbino, en Italie, Paolo Morozzo della Rocca s’occupe à titre bénévole des services aux immigrés de la communauté de Sant’Egidio de Rome. Aide à l’intégration, conseils juridiques, assistance, réflexion sur son cadre d’action … Il est depuis des années l’une de ses chevilles ouvrières et têtes pensantes. Alors que s’ouvre le 18 février à Bari, dans le talon de la botte italienne, une rencontre inédite des évêques du pourtour méditerranéen pour esquisser des solutions à la crise migratoire, il livre son analyse.
Qu’attendez-vous de cette réunion des évêques?
Les évêques représentent une réelle force éthique et sociale dans un temps où l’être-ensemble est en crise. Ils sont une force pour changer l’état de choses, à l’heure où il devient toujours plus difficile pour les syndicats, les partis politiques et les associations de penser de façon stratégique la justice sociale.
Sur le front de la migration, nous avons en Europe un double problème, le vieillissement de la population, qui va de pair avec le développement d’une culture de la peur vis-à-vis d’une migration illégale. Or il n’existe pas de migration légale en Europe. Les évêques peuvent jouer à ce titre un rôle important pour organiser, sur le sol européen, non seulement une entrée et un séjour légal des migrants, au moins pour des raisons humanitaires, mais aussi une vraie politique d’accueil. Car il existe des solutions concrètes.
«On pourrait imaginer un pacte européen de l’immigration.»
Lesquelles?
On pourrait par exemple imaginer un pacte européen de l’immigration, en décidant de quotas de réfugiés, que l’on ferait arriver par voie aérienne et qui constituerait un horizon d’espoir pour ceux qui fuient leur pays. On pourrait aussi travailler sur les procédures de regroupement familial et autoriser les communautés locales se déclarant prêtes à garantir l’accueil des immigrés, à le faire.
Qu’est-ce qui empêche, selon vous, cette politique de se développer?
La politique actuelle, qui a favorisé une migration illégale et clandestine, avec comme corollaires le développement du trafic d’êtres humains (le business des passeurs de migrants s’élevait en 2016 à 6,8 milliards de francs, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, ndlr)- du travail au noir, de la pauvreté et de problèmes d’intégration, qui alimentent à leur tour le refus de voir se développer une migration légale.
Car on observe en parallèle une exploitation de la migration, sous la forme d’un nationalisme qui prône une fermeture aux étrangers, et d’un populisme faisant des immigrés les responsables de tous les problèmes. Ce serait à cause d’eux que l’on ne trouve pas de travail, ce qui est mensonger.
Est-on selon vous parvenu à réguler la migration vers l’Europe?
Non, car il n’y a pas eu d’ambition de le faire, et je crains qu’il n’existe aucun projet de ce type dans un futur proche. Au niveau européen, c’est un constat d’échec. Le mécanisme de Dublin ne fonctionne pas. Il est basé sur le principe qu’une demande d’asile doit être examinée dans le premier pays européen dans laquelle la personne est arrivée. Il concentre ainsi les demandeurs dans les Etats qui forment la frontière extérieure de l’Union européenne (Grèce, Italie, etc.).
L’Europe maintient donc un système qui ne fonctionne pas. Or les propositions de changements ne sont pas à la hauteur et les politiques ne proposent aucune solution.
En 2019, la Méditerranée a enregistré le plus bas niveau de décès et de traversées depuis 2014. Pourtant, le nombre de décès parmi les migrants partant des côtes libyennes a augmenté. Pourquoi, selon vous?
Car ceux qui traversent la Méditerranée depuis les côtes libyennes ont été abandonnés à leur sort. Le centre de coordination libyen du secours en mer et de la garde côtière, qui a pris le relais depuis la fin de l’opération italienne Mare Nostrum, en 2014, n’est pas compétent pour assumer sa tâche. Nous ne pouvons pas demander à un pays en guerre comme la Libye, dont l’Etat est quasi inexistant, de s’en charger! Il faudrait au contraire faire en sorte que le flux migratoire évite la Libye, qui est un champ de torture. Ce qui nécessiterait la mise en place d’accords avec les pays africains, dans le cadre d’une politique d’émigration légale et dans le respect des règles du droit international.
Depuis 2014, 13’000 morts sur l’axe reliant la Lybie et la Tunisie à l’Italie
En 2019, au moins 1’250 hommes, femmes et enfants ont péri en tentant d’atteindre l’Europe via la Méditerranée, selon l’Organisation Internationale des Migrations (OIM). C’est le niveau le plus bas de décès et de traversées enregistré depuis 2014. Cependant, le nombre de morts parmi les migrants partant des côtes libyennes et tunisiennes a augmenté, les passeurs les exposant à des risques toujours plus importants. Ce couloir méditerranéen est ainsi le plus meurtrier. Sur les 19’000 migrants et réfugiés morts depuis 2014 dans la Méditerranée, plus de 13’000 l’ont été long de la Méditerranée centrale reliant la Libye et la Tunisie à l’Italie. CP
Que pensez-vous des conditions de vie dans les camps de réfugiés des îles grecques?
Elles sont indignes de l’Europe. Prenez le camp de Moria, sur l’île de Lesbos. Il compte plus de 19’000 immigrés pour une capacité d’accueil de 2’840 personnes! Les immigrés y restent des années et finissent par se détruire. Les conditions matérielles y sont inhumaines. C’est une honte! Il faut en finir avec ces situations concentrationnaires de réfugiés et aider la Grèce à retrouver des conditions d’accueil dignes. Mais pour ce faire, il ne suffit pas donner de l’argent: il faut partager la responsabilité directe à l’égard des demandeurs d’asile, y compris par des transferts dans les autres pays de l’Union européenne.
Vous étiez présent le 8 février dernier à Rome pour le 52e anniversaire de Sant’Egidio. Le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’Etat du Vatican, y a pris la parole et a mis en garde contre la tentation du nationalisme. Il a aussi rappelé qu’être catholique, c’est «intégrer les autres». Souscrivez-vous à ses propos?
Oui, totalement. Nous avons besoin de vivre un sentiment de responsabilité pour éviter la débâcle de notre civilisation et de notre «vivre ensemble». Celui-ci commence dans ma maison, mais doit continuer à se bâtir au-delà des frontières nationales, vers l’unité dans la diversité de tous les êtres humains. Il faut vivre ce bien commun universel, car l’alternative ne sera pas la paix, y compris chez nous. Et vivre ensemble signifie intégrer…
La communauté Sant’Egidio a mis en place avec d’autres partenaires en Italie un système de couloirs humanitaires aériens. Pourquoi n’est-il pas repris par d’autres pays européens?
La France, la principauté d’Andorre et la Belgique l’ont repris. Notre ambition est de voir le projet se développer comme l’un des volets de la politique migratoire européenne, et non juste comme une bonne pratique. Mais pour cela, on a besoin d’un cadre juridique au plan européen.
«Notre ambition est de voir le projet des couloirs humanitaires se développer comme l’un des volets de la politique migratoire européenne.»
Quel bilan faites-vous de ce projet, depuis sa création en 2016?
En quatre ans, les couloirs humanitaires ont permis à plus de 2’500 personnes d’arriver saines et sauves en Italie et à environ 800 personnes de faire de même en Europe. Au niveau national, c’est déjà un très grand résultat. Si vous regardez les chiffres d’accueil au plan européen, certains Etats, avec toute leur puissance, ont fait moins que cela. Nous avons l’ambition de faire encore beaucoup plus, mais pour nous, le bilan est positif, car chaque chiffre représente une vie sauvée, et ce n’est pas rien! (cath.ch/cp)
Sant’Egidio et l’aide aux immigrés
Communauté chrétienne née à Rome en 1968, Sant’Egidio est aujourd’hui active dans plus de 70 pays. Elle s’engage pour les pauvres et la reconstruction de la paix, en favorisant le dialogue et la réconciliation. Sant’Egidio a lancé en 2016 le projet des couloirs humanitaires, dans le cadre de l’aide aux migrants. Il vise à leur assurer, par un pont aérien, une arrivée saine et sauve en Italie, à empêcher le trafic d’êtres humains et à permettre aux personnes vulnérables (victimes de persécutions, familles avec enfants, personnes âgées, malades ou handicapées) d’entrer de manière légale sur le territoire italien, en leur délivrant un visa humanitaire et la possibilité de présenter une demande d’asile. Il leur offre enfin un accueil et une aide à l’intégration. CP
Carole Pirker
Portail catholique suisse
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