Pour analyser cette situation préoccupante, Caritas Suisse avait rassemblé ce vendredi à Berne quelque 300 participants de toute la Suisse, à l’occasion de son Forum sociopolitique annuel intitulé pour cette édition «L’aide sociale est indispensable !» L’œuvre d’entraide catholique a dû refuser du monde, les inscriptions étant complètes, tant l’intérêt est grand pour tenter de faire face à ces développements dangereux pour la cohésion sociale dans le pays.
En introduction du Forum, Mariangela Wallimann-Bornatico, présidente de Caritas Suisse, a déploré que, malgré l’article de la Constitution fédérale qui garantit, à son article 12, «le droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse», il existe une volonté croissante, non seulement au niveau des cantons et des communes, mais également au niveau de la Confédération, de restreindre l’aide sociale et d’augmenter les contrôles visant les bénéficiaires d’aide sociale. La juriste grisonne a clairement dénoncé les attaques des milieux populistes et néo-libéraux.
«Chacun doit pouvoir participer à la vie sociale et culturelle, malgré sa situation de détresse»
L’ancienne secrétaire générale de l’Assemblée fédérale a rappelé que l’aide sociale concernait des personnes dans le besoin «qui ont le droit de vivre dignement». Or ce droit n’implique pas seulement un minimum vital financier, mais aussi un minimum vital social. «Chacun doit pouvoir participer à la vie sociale et culturelle, malgré sa situation de détresse».
«Il y a de gros trous dans le dispositif social en Suisse, mais il semble que le Département fédéral de l’Intérieur d’Alain Berset n’ait pas encore saisi tous les enjeux», confie Hugo Fasel à cath.ch. Le directeur de Caritas Suisse déplore que l’on se concentre uniquement sur l’assainissement des assurances sociales – AVS, AI, PC, 2ème Pilier, Assurance-maladie – mais le problème est bien plus vaste.
«Nous sommes confrontés à de nouvelles exclusions, qui ne sont pas prises en charge par ces dispositifs». Et de pointer, dans une société qui change et se complexifie, le manque de formation continue qui exclut certaines catégories de personnes du marché du travail, les difficultés des mères devant élever seules leurs enfants, alors qu’il y a trop peu de solutions de garde, des crèches dont les horaires sont inadaptés à ces catégories ou trop chères par rapport à leurs bas revenus…
«Des professions disparaissent avec la digitalisation, laissant des personnes sur le carreau. Certaines professions offrent des salaires si bas qu’ils ne permettent pas de faire vivre une famille. Il y a encore la fin de droit de chômeurs, dont le problème est délégué à l’aide sociale…»
«Ce sont des problèmes structurels, alors que la droite et les milieux populistes reportent la ‘faute’ sur les individus en difficultés. Leur seule réponse est de taper sur les pauvres, c’est la personne elle-même qui devient la cause de son problème, elle est considérée comme responsable, paresseuse, pas motivée. On assiste, dans l’histoire sociale de notre pays, à une forte régression. On en revient à une politique punitive envers les pauvres. Au bout du compte, il s’agit de la dignité humaine, pourtant défendue dans la Constitution fédérale!»
Le sociologue Jean-Pierre Tabin, professeur de politique sociale à la Haute école de travail social de Lausanne EESP (HES·SO), a relevé que la perception de l’aide sociale est marquée actuellement par des débats constants sur les abus de l’aide sociale, alors que le problème le plus important est la forte proportion de personnes en situation de pauvreté qui renoncent volontairement à l’aide sociale.
Il a lui aussi parlé d’une régression sociale, en montrant toutes les dispositions prises légalement ces dernières années pour restreindre l’accès aux prestations et aides sociales. Et de signaler les derniers développements dans le canton de Vaud: pour lutter contre la fraude au revenu d’insertion (RI), les enquêteurs sociaux pourront désormais installer des GPS pour traquer les suspects.
«On a l’impression d’un retour en arrière, à l’époque où dans certains cantons, on organisait la ‘chasse aux pauvres'», a-t-il lancé, en relevant le discours sur les «abus» de l’aide sociale. Il est omniprésent dans les médias et le monde politique, alors que l’on se soucie peu des inégalités sociales, du fait qu’une petite minorité devient toujours plus riche, alors qu’il y a tant de pauvres. On développe une «police des pauvres», tout en faisant croire que le statut de pauvre est «enviable»… Les étrangers sont particulièrement visés par les modifications législatives qui vont toutes dans le même sens.
Ainsi, d’après l’article 63 de la Loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI) de 2005, l’autorisation d’établissement peut être révoquée si l’étranger «lui-même ou une personne dont il a la charge dépend durablement et dans une large mesure de l’aide sociale». Dans le même sens, l’Ordonnance sur la nationalité (OLN) de 2016, à son article 7, prescrit que «quiconque perçoit une aide sociale dans les trois années précédant le dépôt de sa demande ou pendant sa procédure de naturalisation ne remplit pas les exigences relatives à la participation à la vie économique ou à l’acquisition d’une formation, sauf si l’aide sociale perçue est intégralement remboursée».
Le professeur a insisté sur le fait qu’en Suisse, il faudrait enfin poser la question de l’inégalité sociale, au lieu de promouvoir – par une «politique sociale d’activation» – l’idée que chacun est lui-même responsable de sa situation. «Car cette attitude occulte les causes structurelles telles que la répartition inégale des richesses ou l’importance des héritages. Le fait que le marché de l’emploi n’offre souvent pas les possibilités d’intégration nécessaires figure également parmi les déterminants sociaux».
Alors que 300’000 personnes sont à l’aide sociale en Suisse, les «programmes d’activation», s’ils peuvent être utiles pour éviter l’isolement social, s’ils peuvent contribuer à garder l’estime de soi, permettent rarement de réintégrer le 1er marché de l’emploi. Nombre d’études le montrent, estime le professeur de l’EESP. Qui dénonce le risque que fait courir à la société la tendance à l'»ubérisation» du monde du travail: une dérive dangereuse, des personnes forcées à devenir des ‘auto-entrepreneurs’ prenant tous les risques sur eux… Cela convient peut-être pour un job d’étudiant, par pour faire vivre une famille!» (cath.ch/be)
Jacques Berset
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