La Sainte Famille: un modèle non conventionnel

La famille de Jésus, fêtée le dimanche après Noël, est loin d’être un «modèle de perfection», d’un point de vue catholique. Réflexions sur les familles «imparfaites», des temps bibliques à nos jours, avec Sœur Marie-Paule, du monastère des Bernardines à Collombey (VS).

Grégory Roth

Que représente la fête de la Sainte Famille, proposée par l’Eglise catholique le dimanche après Noël?
Il faut d’abord préciser que cette fête est récente. Elle n’a lieu que depuis la fin des années 1960. Je pense qu’elle permet à la fois de rester dans le mystère de Noël, tout en introduisant à un autre mystère: celui de Jésus-Christ. Car les trois textes bibliques proposés pour cette même fête vont avant tout traiter de l’enfance de Jésus.

Si nous entendons souvent des homélies élogieuses par rapport à la famille – avec un Jésus très obéissant à son papa et sa maman–, je crois qu’aujourd’hui, il est de bon ton de déconstruire cette image-là.

Sœur Marie-Paule au pied de la Vierge à l’enfant | © Grégory Roth

La Sainte Famille devrait-elle davantage correspondre à la réalité humaine?
Il y a, au contraire, beaucoup de hiatus dans cette famille. Le papa, ce n’est pas le papa. La maman est enceinte avant d’être mariée. Dans l’Evangile, Joseph ne dit pas un mot et Marie garde tout dans son cœur. Ce n’est pas vraiment top, le dialogue dans la famille. En plus, une famille qui n’a qu’un enfant, c’est quand-même un peu chiche. Le constat est clair: ce n’est pas un modèle idéal que l’on veut nous présenter.

D’ailleurs, la famille papa-maman-enfants n’a pas toujours existé de cette manière-là. Autrefois, il y avait souvent plusieurs générations qui vivaient sous le même toit. Ce n’est que tardivement, en milieu urbain, que nous avons connu ce modèle nucléaire, papa-maman-enfants. Tandis qu’aujourd’hui, le couple papa-maman n’est même pas forcément évident pour tout le monde… (rire)

Vous parliez de non-communication familiale, ce n’est pas déjà un problème rencontré par Adam et Eve?
Le premier couple de la Bible, Adam et Eve, et le premier couple du Nouveau Testament, Marie et Joseph, sont souvent présentés comme des modèles antagonistes. C’est comme dans la vie de tous les jours, nous avons les modèles, et nous faisons ce que nous pouvons avec ce que nous avons. Mais ces modèles peuvent quand-même nous enseigner quelque chose.

Adam et Eve vont se laisser influencer complètement par le serpent et leur décision va en découler [Genèse 3]. Or dans l’Evangile [de cette année, Matthieu 2,19-23], Joseph va justement se laisser influencer par Dieu et tout son agir aussi. Ce qui ne va l’empêcher de réfléchir ou de douter. Mais il va décider de retourner à Nazareth, bien que le roi Hérode soit mort.

Sœur Marie-Paule, bernardine du monastère de Collombey (VS) | © Grégory Roth

L’obéissance de Joseph est primordiale. A qui vais-je obéir? C’est le dilemme de toute vie. Et pourtant, ce n’est pas toujours flagrant: le serpent qui divise ou Dieu qui me protège. Des fois, c’est difficile de discerner pour notre propre existence.

Et dans la Bible, Dieu joue parfois aux destructeurs de familles…
Je ne pense pas que ce soit Dieu, mais l’homme qui est aux manœuvres dans la famille. Nous le voyons dès le début, la difficulté du vivre ensemble en famille. Dans la première famille, cela se finit par le meurtre d’Abel. C’est une immense problématique que de vivre en couple, mais en plus si les enfants ne s’entendent pas…

Puis, Abraham et Sarah, à qui Dieu promet un enfant, vont essayer plein de combines avant que cela se passe. Sarah va même demander à son mari d’aller coucher avec la servante. Nous sentons bien que nous nous éloignons du plan de Dieu. Même pour aujourd’hui, ce genre d’attitude est choquante.

«La famille, c’est compliqué et c’est tout sauf irénique»

Chez Isaac, Rebecca va usurper le droit d’ainesse pour son préféré. Chez Jacob, c’est la guerre avec son frère Esaü, et son fils Joseph sera vendu par ses frères. La famille, c’est compliqué et c’est tout sauf irénique: loin d’une image d’Epinal. La famille, c’est une construction de choix à faire, et pas toujours les bons. Mais cette famille nous marque pour la vie.

Toutes nos familles, qu’elles soient unies ou non, nous laissent des traces pour la vie. Certaines vont nous donner pleine confiance en nous et vont nous aider à avancer. D’autres vont nous laisser des blessures profondes, qu’il faudra essayer de transcender afin de pouvoir avancer, malgré peut-être des drames et des horreurs vécues dans l’enfance. La famille n’est pas garante du bonheur. Qu’est-ce que chacun va faire de ce vivre ensemble…

Pourtant, dans l’Eglise catholique, ne sont-ce pas justement la Sainte Famille ou le mariage sacramentel qui sont faits pour donner du bonheur?
Ce n’est pas de se marier et d’avoir des enfants qui nous rendent heureux. Le bonheur reste à construire, en maintenant ce double commandement de l’amour: à la fois l’amour de Dieu, qui est vertical, et l’amour des hommes, qui est horizontal. Et être heureux ne veut pas dire sans larmes. J’ai entendu trop de témoignage pour savoir qu’une vie toute lisse n’existe pas. Mais paradoxalement, c’est aussi du chaos que peut sortir le beau.

«Le mariage et la famille: une construction de tous les instants»

Le mariage et la famille ne sont pas des cases à cocher pour une belle vie. C’est une construction de tous les instants. Et il n’y a pas d’état où je peux exiger d’être heureux. Car les événements viennent quelques fois contrecarrer ce que j’ai mis en place péniblement et il va falloir reconstruire… C’est ça qui fait que nous sommes hommes et femmes: cet équilibre jamais acquis, qui est toujours à chercher et trouver.

Comment réagir face à ce Dieu qui laisse parfois des drames familiaux se produire, comme quand le roi David fait tuer le mari de la femme qu’il convoite?
Raison pour laquelle il faut se méfier de trop de morale sur la famille, car tous les cas de figure existent dans la Bible. Mais malgré ses nombreux et horribles péchés, David reste un roi selon le cœur de Dieu. D’ailleurs la Bible ne va pas passer sous silence les travers de David, ni plus tard, les travers de Pierre.

Et ce sont pourtant ces défauts qui donnent de la chair, car nous ne sommes pas tout lisses non plus. Nous pouvons davantage nous identifier à des personnages et nous insérer dans leur histoire, s’ils ne sont pas parfaits. Nous sommes loin des hagiographies du Moyen-Âge, dans lesquels les saints étaient parfaits dès leur plus jeune âge – certains refusaient déjà le sein de leur mère le vendredi. Par contre, nous pouvons nous insérer plus facilement dans un modèle imparfait, mais qui malgré tout, va trouver l’assentiment de Dieu et une certaine harmonie.

Pour moi, nous sommes plus proche de la vraie vie, quand nous entendons le parcours de David, plutôt que celui de notre fondateur Bernard de Clairvaux, aussi saint soit-il.

Avec cette terminologie de «Sainte Famille», c’est comme si nous avions ‘hagiographié’ la famille modèle?
C’est peut-être ce que nous en avons fait. Parce qu’à travers cette famille modèle qui nous est présentée – où le papa ce n’est pas le papa, où la maman est enceinte avant le mariage, etc. – c’est autre chose qu’on nous montre. Une signification théologique derrière qui est bien plus grande que la famille comme modèle, qui se traduit par trois attitudes: l’obéissance à la Parole, le respect infini de la vie et la protection.

Vous avez déjà évoqué l’obéissance, qu’en est-il du respect infini de la vie?
Dans le sens de l’émerveillement total face à l’accueil de la vie. Quand j’entends des femmes me dire: «au moment où j’ai eu mon premier né dans les bras, je me suis dit que ça venait forcément d’ailleurs, car je ne serais pas capable de faire des choses si parfaites».

Saint Joseph protecteur de Jésus, Cathédrale Notre-Dame de Nîmes – | Wikimedia / Daniel Villafruela / CC BY-SA 4.0

Ces débuts, justement, nous présentent un ailleurs, un Autre. La perfection de cet enfant que l’on regarde vient d’un autre. Tout fonctionne et tout s’est fait dans le secret, sans que nous ayons agi et mis notre patte là-dedans. Il y a quand-même de l’ordre d’un mystère dans une naissance.

Et la protection?
Joseph est très protecteur. Il a le souci de faire grandir la vie. Si je reprends le texte de l’Evangile…  Quand on dit à Joseph de revenir en Israël, il va en Galilée. Il sent que la situation politique est compliquée et il a le souci d’offrir un cadre favorable pour l’épanouissement de sa famille.

C’est ça aussi que nous montre la Bible à travers ce récit: c’est du bon sens, tout parent va chercher un cadre. Nous comprenons aujourd’hui pourquoi les réfugiés syriens ou africains fuient. Ils ont envie d’offrir à leurs enfants un cadre où il y a un minimum de sécurité.

Comment fait-on pour accueillir dans nos paroisses toutes ces familles qui foirent?
Trop souvent, les critères de l’Eglise ont été très rigides: il n’y a qu’un seul mariage, avec beaucoup d’interdits. C’est toujours très difficile de mesurer ou quantifier l’amour, mesurer l’espérance, la charité, la foi, etc. et derrière les gens qui viennent, ce sont des personnes, ce ne sont pas des divorcés-remariés, mais ce sont des personnes qui cherchent, et si elles approchent, c’est déjà magnifique.

Il y a tellement des gens qui se sont sentis rejetés par l’Eglise, parce qu’ils sont en situation dite irrégulière. Mais ils sont de plus en plus nombreux aujourd’hui, et s’ils sont là, c’est qu’il y a une quête. Il faut les accompagner dans cette quête, les accueillir et les intégrer. Leur quête est aussi notre quête, car nous cherchons tous le bonheur, malgré nos chutes et nos relèvements. Nous sommes tous tombés, certes à différents niveaux, mais nous avons tous besoin d’une main pour nous relever. Y compris le roi David. (cath.ch/gr)

Sœur Marie-Paule est moniale au monastère des Bernardines, à Collombey (VS) et occupe la fonction de cellérière au sein de la communauté. Elle est entrée dans la famille cistercienne en 1999 et a prononcé ses vœux définitifs en 2008. Elle anime également «L’étoile sonore», une sonothèque pour personnes aveugles et malvoyantes. Passionnée de Bible, Sr Marie-Paule est commentatrice de l’Evangile de dimanche pour cath.ch depuis septembre 2018.

Grégory Roth

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