Inde: La misère et les coutumes poussent à l’infanticide

APIC – Reportage

Cent bébés-filles sont tuées chaque mois dans le sud du pays

Le péché de naître fille

Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC

Le problème de l’infanticide s’aggrave en Inde. Le péché de naître fille

coùte chaque mois la vie a quelque 100 bébés-filles dans le sud du pays.

Mais la pratique s’étend au pays entier. Impossible à chiffrer. Une horreur

qui s’ajoute à la misère. Notre reportage.

«J’ai mélangé le lait et le suc de la baie mortelle. Le bébé a bu, crié 15

minutes. Puis il est mort». Terrible témoignage d’une mère indienne qui

vient de tuer son enfant nouveau-né. Dont le seul tort a été de naître fille. La dot coûte cher en Inde. La misère et l’ignorance y vont de leur

poids dans le drame de cette société. Qui veut que la femme soit considérée

inférieure à l’homme. Au point d’assassiner ses enfants-femelles.

A l’aube du XXIe siècle l’infanticide reste une pratique répandue

partout en Inde. Et en particulier dans les districts du sud, où 100 bébésfilles sont en moyenne tuées chaque mois. Terribles chiffres. Que nous confirme à Madurai, dans l’Etat du Tamil Nadu, Sebastian James, Frère des écoles chrétiennes et responsable du Centre «Nanban» pour les enfants travailleurs et les gosses de la rue de cette cité du sud de l’Inde, connue pour

son industrie textile.

Six Etats se partagent le triste privilège de figurer au hit-parade de

l’horreur: le Tamil Nadu, le Rajhasthan, l’Orissa, l’Andra Pradesh, le Karnataka et le Bihar, dans l’est du pays. Mais seul le Tamil Nadu a reconnu

que l’infanticide existe, nous dit-on à Madurai.

Prête à tuer encore

Les méthodes pour tuer les bébés sont toutes plus barbares et violentes

les unes que les autres. «Dans les campagnes, dit Frère James, on utilise

le suc d’une baie particulièrement toxique, ailleurs on les étouffe avec du

paddy, un riz non décortiqué, ou encore les bébés-filles sont brûlées vives, voire dans certains cas enterrées vivantes. D’ordinaire, ces bébés ne

vivent quère plus de 10 heures après leur naissance».

La voix de Frère James n’en finit pas de s’indigner… Son témoignage

recueilli par l’APIC rejoint ceux contenus dans un reportage de la BBC.

Terribles images. Terribles aveux, d’une mère qui, après avoir eu une première gamine, a accouché d’une seconde fillette, alors qu’elle espérait un

garçon. «On se bat pour survivre. Nous ne voulions pas une autre fille.

Alors nous l’avons tuée». Une besogne que la mère de la «jeune maman» a accompli. Tristement, avoue-t-elle, mais accompli tout de même. Les bellesmères sont souvent à l’origine du geste fatal.

Geste fatal? Cette autre mère l’a répété par deux fois déjà, en pressant

une serviette mouillée sur le visage de ses deux fillettes. Jusqu’à

l’étouffement. A nouveau enceinte, elle se dit prête à recommencer, et à

recommencer encore jusqu’à mettre au monde l’enfant-mâle attendu, voulu,

lui. «Nous ne la garderons pas. Nous n’avons pas de quoi acheter notre

riz». Sur le point d’accoucher, cette autre femme, très jeune encore, ne

fait preuve d’aucune émotion particulière. Si c’est une fille? «J’ai tout

prévu. Je lui donnerai des grains de riz, les lui enfoncerai dans la gorge… jusqu’à ce qu’elle étouffe».

De tels aveux, frère James en a entendus par dizaines. «Même des parents

avec un certain niveau d’éducation ont recours à l’infanticide des filles

par peur de devoir faire face aux demandes exorbitantes en matière de dot

le jour où elles seront «bonnes à marier». Dans de nombreuses communautés

rurales la rumeur veut que si une fille est tuée, le prochain bébé sera un

garçon». Selon notre interlocuteur, l’infanticide est également considéré

comme un service rendu à la société… Et un acte de charité qui épargnera

à l’enfant les duretés qu’elle aura à affronter dans la vie. «Les filles,

disent les parents et tout ce qui gravite autour, sont des fardeaux. La

pression sociale est grande. C’est pour cela qu’on les tue».

La dot mangeuse de fille

Derrière l’inqualifiable misère, l’ignorance voire les croyances, les

coutumes n’en finissent pas d’apporter leur concours complice. Selon Gillian Wilcox, porte-parole de l’UNICEF, une des principales raisons à se désastre porte le nom de dot: le système veut qu’une fille coûte cher à marier. Les frais du mariage, s’additionnant à ceux de la dot, peuvent s’élever à plus de 35’000 dollars (42’000 francs), alors qu’un fonctionnaire

moyen ne gagne que le dixième de cette somme en une année. Et combien moins

un agriculteur ou un employé agricole du sud de l’Inde, dont le salaire

mensuel moyen n’excède guère 40 dollars. Lorsqu’il trouve de l’embauche.

En Inde, mettre au monde un bébé de sexe féminin est synonyme de cérémonies obligatoires coûteuses. Qui commencent dès la naissance ou presque

avec le percement des oreilles. Sans compter le prix des saris. La dot ruine les familles, convient Frère James. Elle peut représenter jusqu’à 10 ans

de salaire: «Aujourd’hui donner naissance à une fille est pour une famille

pauvre le commencement de ses malheurs».

Il manque 50 millions de femmes

Epouvantable réalité. D’autant plus inacceptable que le problème de

l’infanticide des filles s’aggrave en Inde, affirme pour sa part l’UNICEF.

Selon qui la population de ce vaste pays de près de 935 millions d’habitants (statistiques de 1994) devrait compter quelque 50 millions de femmes

de plus qu’il n’en a aujourd’hui. Alors que dans le monde on compte 105

femmes pour 100 hommes, en Inde, il n’y a plus que 93 femmes pour 100 hommes, peut-on lire dans un récent rapport. Or, précise celui-ci, «seules les

sociétés qui se livrent à une discrimination spécifique et systématique

contre les femmes en arrivent là».

Les dizaines de millions de femmes qui manquent à l’appel en Inde n’ont

pas toutes été tuées à la naissance. Les techniques modernes se sont chargées de la besogne avant. En 1991, à quelque jours de la présentation du

projet du ministre de la Santé, M.L. Fotedar, sur la réglementation de la

pratique des tests prénatals, on estimait que 45% des 6 millions d’IVG annuelles en Inde se décidaient dès l’annonce du sexe féminin du bébé porté

par la mère.

«Les techniques des ultra-sons et de l’amniocentèse sont de plus en plus

utilisées pour détecter les foetus de sexe féminin dans le but de provoquer

des avortements. Des familles qui normalement ne tueraient pas une fille le

font maintenant avec l’aide de la technique», avance G. Wilcox. En Inde,

dit-elle, court un dicton selon lequel élever une fille, c’est comme arroser une plante dans le jardin du voisin».

Dans l’Etat du Bihar, limitrophe du Népal, une sage-femme gagne l’équivalent de 0,90 cts pour aider une petite fille à venir au monde. «Elle

prend le double pour la faire disparaître». En 1994, l’Inde a voté l’interdiction de l’amniocentèse. Comme elle avait interdit en 1870 le meurtre des

nouveaux-nés. Sans résultat. L’amniocentèse enrichit plus que jamais ceux

qui la pratiquent. Et à ce jour, personne en Inde n’a fait de prison pour

infanticide.

Phénomène lié au sous-développement?

Une étude de l’ADITHI, une ONG qui oeuvre dans le Bihar, menée conjointement avec la «Community Service Guild», dans le Tamil Nadu, tend à démontrer que les villages où sévit l’infanticide des filles sont moins développés dans les domaines des liaisons avec l’espace urbain.

Le district de Salem, au nord de Madurai tient le record en Inde en ce

qui concerne les tueurs de filles. Pour 1’205 hommes, on compte 1’000 femmes à peine. Sur 1’250 femmes interviewées en 1992 pour les besoins de

l’étude en question, 1’238 déclaraient appartenir à la religion hindoue et

la plupart à la caste des «Gounders». Ces derniers, qui sont en général des

travailleurs agricoles, présentent le plus bas pourcentage de femmes par

rapport aux hommes dans tout le pays. Si 476 d’entre-elles avouaient vouloir commettre un infanticide si elles avaient encore des filles, seuls 111

admettaient en avoir commis un au cours des deux années précédentes. Avec

les «Gounders», d’autres castes pauvres comme les «Theavers», les «Maravers», les «Pellars» ou encore les «Dalits» s’acharnent sur les bébés-filles. En toute impunité.

Plutôt la tuer que la donner

Le compteur de la population indienne enregistre une naissance chaque

seconde. Combien de meurtres de bébés dès leur naissance? Combien d’avortements par discrimination de sexe? Impossible à savoir, à tenter de déterminer, assure Frère James. Dans certaines cliniques du sud de l’Inde, on murmure cependant que 4 petites filles sur 10 sont tuées. L’Etat du Tamil Nadu

a certes commencé une campagne pour combattre ce fléau, notamment en offrant de 20’000 à 25’000 roupies par fille qui atteint l’âge de 10 ans (entre 800 et 1’000 francs). «Mais il n’y a pas de baguette magique pour faire

disparaître ces pratiques».

Dans le but de combattre ces crimes où tout au moins de donner le change, le gouvernement a récemment pris des mesures. Dont l’une d’elle consiste à placer un berceau à l’entrée des villages. A la nuit tombée, les femmes peuvent y abandonner leur bébé. Un échec total, assure le Frère lasallien. «La plupart des mères refusent de donner leur enfant. Angoissée de

savoir que sa fille grandit… la mère préfère la tuer elle-même. Plutôt

que de la voir vivre les souffrances endurées par ces femmes». Le Centre

«Nanban» (»Ami» en tamil) qu’il a fondé dénonce périodiquement ces pratiques dans la presse ou ailleurs. «Le gouvernement continue pourtant à nier

cette réalité. Les juges et la police, eux, ils ferment habituellement les

yeux».

Vaincre les obstacles, y compris culturels et religieux

Riche ou pauvre, la société indienne n’accorde à la femme qu’un rôle de

second plan. Sinon moins. Dont la fonction principale est de mettre au monde des rejetons, mâles autant que possible, écrivait en 1991 «Eglises

d’Asie».

Dans les hôpitaux du sud de l’Inde, en particulier, on assure que la

différence du nombre d’admissions de bébés mâles par rapport à celles des

filles est énorme. Neuf bébés sur dix sont des garçons, affirme-t-on. «Ce

n’est pas que les filles tombent moins malades. On les laisse simplement à

la maison. Jusqu’à ce qu’elles meurent».

Aux yeux de Frère James, la solution se trouve quelque part dans des

programmes micro-économiques pour aider les femmes à se former, à trouver

du travail et à les soutenir dans leur éventuelle quête de ne plus se montrer totalement dépendante de l’homme. Mais il faudra auparavant vaincre

des obstacles culturels et religieux. «Car la religion – et cela vaut aussi

pour la communauté chrétienne du pays – considère les femmes comme des personnes de deuxième classe». (apic/pr)

ENCADRE

L’Asie a peur à ses filles

La pratique de l’infanticide est loin d’être une réalité exclusivement

indienne. En Chine aussi, plusieurs millions de femmes manquent également à

l’appel. Au cours de l’été 1991, un rapport des Nations Unies sur «Les femmes dans le monde» montrait que parmi les pays où le nombre des femmes est

inférieur à celui des hommes figuraient l’Afghanistan (94,5 pour 100 hommes), le Bangladesh (94,1), le Bhoutan (93,3), le Népal (94,8), le Pakistan

(92,1), la Papouasie-Nouvelle Guinée (92,8), la Turquie (94,8). Selon A.

Sen, un économiste de Harward, il manque actuellement 100 millions de femmes dans le monde. «Des millions de femmes sont mortes simplement parce

qu’elles étaient des femmes», constatait de son côté Sharon Capeling-Alakja, de la Fondation pour le développement de la femme, des Nations Unies.

Contrairement à l’Asie, l’Afrique et l’Amérique n’ont pas recours à l’infanticide. (apic/pr)

ENCADRE

Le Taj Mahal ne fait plus rêver

Pour pouvoir payer la dot de leur fille, les agriculteurs du Tamil Nadu,

pour ne citer que cet Etat, vont jusqu’à hypothèquer voire à se dessaisir

de leurs biens, animaux domestiques, terres cultivables. Et même jusqu’à

l’emprunt. A des taux assassins. Dans une société qui cultive le mépris de

la condition de la femme, les «maris» et les «belles-familles» n’ont souvent aucune peine à se surpasser pour réduire la femme à l’esclavage. A se

surpasser dans l’odieux. Telle femme ouvertement haïe ici et privée de

nourriture, battue là et parfois jusqu’à la mort. Telle autre encore répudiée… au point de devenir à nouveau une charge. Pour le père et la mère

qui avait pourtant consenti au sacrifice de la dot. Le Taj Mahal ne fait

décidémment plus rêver en Inde. (apic/pr)

webmaster@kath.ch

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/apic-reportage-25/