Invité des rencontres Nicolas et Dorothée de Flüe à St-Maurice, les 30 novembre et 1er décembre 2019, le spécialiste du christianisme antique dresse un parallèle entre la fin du monde romain et les mutations contemporaines de la civilisation occidentale. Face aux peurs et aux bouleversements, le repli sur soi de certains catholiques est la pire des illusions, souligne-t-il.
La crise, la crainte de l’effondrement marquent la société contemporaine. Elle est inquiète et déboussolée. Certains parlent de décadence occidentale.
Jean-Marie Salamito: J’ai voulu faire un parallèle entre la situation actuelle et celle de l’époque de saint Augustin, c’est-à-dire le Ve siècle, mais de manière très concrète, appuyée sur les faits. Je me méfie de la notion de décadence et de toute généralisation concernant le sens de l’histoire. En revanche, nous sommes comme Augustin confrontés à des catastrophes, des violences, des turbulences. Pour Augustin, il y a le conflit interne avec le schisme donatiste de l’Eglise africaine, qui occupe une grande partie de sa vie d’évêque à Hiponne, l’actuelle Annaba, en Algérie. Il est confronté à la violence physique de ses adversaires.[ Le principal point de désaccord des donatistes concernait le refus de validité des sacrements délivrés par les évêques qui avaient failli lors de la Persécution de Dioclétien (303-305) NDLR].
En outre, il y a l’événement décisif du ‘sac de Rome’ par le barbare Alaric du 24 au 26 août 410. C’est un véritable traumatisme pour les contemporains d’Augustin. Il m’a semblé que le traumatisme pour les catholiques français de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019, pouvait être lu en se référant à Augustin. On peut ainsi tirer un parallèle entre l’émotion des chrétiens après le sac de Rome et celle qui a suivi la catastrophe de Notre-Dame.
Que dit Augustin aux chrétiens effrayés?
Augustin a prêché sur la catastrophe romaine, pour rassurer les chrétiens. Sa réflexion peut nous aider à éviter de forger un sens de l’histoire hors de sa dimension chrétienne. C’est-à-dire en oubliant l’espérance du retour du Christ et la foi dans l’action de l’Esprit-Saint dans la vie de l’Eglise. Augustin prend beaucoup de recul face aux destructions matérielles. Chez certains catholiques, l’émotion après l’incendie s’est exprimée avec beaucoup plus de force que celle que l’on devrait avoir face à la misère humaine. Il y a un snobisme à s’affliger de l’état de Notre-Dame alors que l’on ne se scandalise pas que des enfants meurent de faim. Augustin ne se lamente pas sur les pierres, il pense aux Romains, aux personnes et à leur salut.
«Ce que nous recevons, de quel droit le garderions-nous pour nous-mêmes?»
Quelles sont les raisons d’espérer?
Je crois que le christianisme est la seule véritable raison d’espérer autre chose que de simples progrès matériels. Nous vivons dans une époque où tant d’idéaux humains ont été dévoyés. Nous revenons de si grandes idéologies que nous sommes bien placés pour voir que le christianisme nous apporte le seul sens de l’histoire qui ne soit pas totalitaire, qui contienne sa part de mystère et qui soit propre à nous rassurer. Notre devoir de chrétiens est de le proclamer. Nous ne devons pas garder pour nous, par une sorte de pudeur, le message qui nous nourrit et nous rend heureux. Ce que nous recevons, de quel droit le garderions-nous pour nous-mêmes?
Augustin est le plus souvent vu comme un penseur pessimiste pour qui l’homme est avant tout un être marqué par le mal et le péché.
En fait, nous sommes victimes des illusions sur Augustin qui remontent au jansénisme du XVIIe siècle. Les penseurs de l’époque sont passés à côté de la tendresse pour l’humanité qu’éprouve Augustin, de sa volonté d’enseigner, de sa conscience aiguë du service du peuple chrétien et, finalement, de son optimisme. Je me bats depuis des années contre cette vision noire d’Augustin. Face au courant du moine breton Pélage qui exalte la perfection chrétienne réduite aux forces humaines, il est amené à souligner la faiblesse humaine et le poids du péché. Mais dans l’ensemble, il est fondamentalement optimiste. Il sait que Dieu est le maître de l’histoire en marche vers la Cité céleste.
Pourrait-on dire qu’il affronte comme nous une crise anthropologique, c’est-à-dire qui touche la vision de l’homme?
Augustin travaille sur l’ensemble du message chrétien, l’aspect proprement théologique avec son ouvrage sur la Trinité, l’aspect personnel avec les Confessions qui racontent son rapport à Dieu. Il développe une vision très dynamique de la vie humaine et de l’histoire. Il peut nous parler parce que nous vivons non pas dans une société stable et sûre d’elle-même, mais dans l’instabilité, le changement et le doute. Il est un penseur du mouvement. Pour lui, la vie humaine est un voyage. Il a sans cesse dans la bouche le mot viator (voyageur): on est en voyage vers la patrie céleste. De même l’Eglise est pèlerine. Il nous pousse à ne pas être ‘installés’ dans l’autosatisfaction, mais à développer un rapport personnel à Dieu qui console, qui encourage, qui instruit. Il parle du désir de ce Dieu en qui se trouve le bonheur.
Les chrétiens sont désormais minoritaires dans les sociétés occidentales.
Etre minoritaires est un défi analogue à celui des chrétiens du Ve siècle. Augustin vit dans une société souvent hostile où seulement la moitié des gens sont chrétiens. Ce n’est pas une situation confortable, mais c’est typiquement chrétien.
«Le repli sur soi n’est absolument pas chrétien»
Face à ce défi, on assiste souvent à une réaction identitaire parmi les catholiques.
La notion d’identité est un piège pour les chrétiens. Elle vient des sociologues qui ont développé l’idée qu’un groupe, pour s’affirmer, va mettre en place des rites d’intégration, mais aussi d’exclusion. Cette notion peut être utile en sociologie, mais ce n’est pas une valeur chrétienne. Le christianisme ne contient aucun appel à l’identité, la vertu dont il parle est la fidélité. Se regarder dans la glace en se disant: c’est bien, nous sommes chrétiens et nous ne sommes pas comme les autres, voilà une illusion complète. C’est la négation de la mission et de l’apostolat. En outre, c’est une mentalité d’assiégés. Nous ne sommes pas une tribu en voie de disparition qui devrait essayer de survivre. Nous ne défendons pas une civilisation. L’Evangile rencontrant des réalités humaines à n’importe quelle période de l’histoire produira des civilisations particulières. Le repli sur soi n’est absolument pas chrétien.
Cette tentation est pourtant assez nette dans le catholicisme français?
Il faut la combattre. C’est une défaite de l’esprit chrétien, car celui-ci consiste, au contraire, à ne pas avoir peur, à faire confiance à Dieu. La tradition est une dynamique pour transmettre ce que l’on a reçu sans le confondre avec nos habitudes humaines. Augustin, là encore, nous est utile quand il nous invite à ne pas confondre l’échafaudage avec la maison. Les réalités humaines passent dans l’histoire, mais elles servent à construire la Cité de Dieu.
Les chrétiens font face cependant à la dictature de la modernité que vous dénoncez.
Dans une société, il existe, par la force des choses, une pensée dominante. A l’époque romaine, le fait de vouloir un culte impérial, de croire en une multiplicité de dieux et dans l’offrande de sacrifices pour les satisfaire, est la pensée dominante à laquelle se heurtent les chrétiens. Ils respectent l’empereur comme chef d’Etat qui garantit l’ordre et la paix civile, mais ils refusent de le considérer comme un dieu. Pour les païens, cette distinction est inintelligible, ce qui engendre la persécution. Aujourd’hui, un chrétien peut accueillir les progrès de l’universalisme dans l’anti-racisme ou la lutte contre les discriminations, mais il refuse un ultra-individualisme où l’homme devient le producteur de lui-même. Le chrétien se signale par son discernement. Il est libre par rapport à son époque parce qu’il a un pied dans l’éternité.
Cette pensée dominante est très puissante. Elle pèse de tout son poids.
Elle dispose aujourd’hui de moyens inédits de formatage des individus. Nous sommes allés plus loin que n’importe quelle autre époque dans la connaissance et la manipulation de l’individu. Je pense aux sociétés d’influence capables de retourner l’opinion publique sur tel ou tel sujet ou personnalité. Le problème est de résister à ces moyens de communication.
C’est un phénomène qui s’accentue par les réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux sont ambigus. Tout en étant un relais de la pensée dominante, ils peuvent aussi être un moyen de la contester. Internet permet de sortir des monopoles. Il est plus facile d’avoir un site qu’un journal, une radio ou une télévision. La sagesse chrétienne consiste à voir le mal, mais aussi le bien. Savoir par exemple que la création est bonne. Que la nature humaine est bonne. Elle est blessée par le péché, rappelle Augustin, mais jamais il ne la déprécie. Avec la grâce, l’homme peut s’élever jusqu’à Dieu. C’est le sens de sa fameuse sentence: «Tu nous as faits pour aller vers Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en Toi.»
Comment l’historien que vous êtes a-t-il quelque chose à dire dans la société et dans l’Eglise?
L’historien apporte des points de comparaison avec d’autres époques qu’il connaît, de manière à pouvoir mieux réfléchir à la situation actuelle. Le risque est de rester prisonnier de sa propre époque et de la pensée dominante.
Le deuxième aspect est l’importance de la complexité. L’historien brasse des documents qui lui ouvrent le sens du réel. Il doit avoir le sens du concret et du complexe. Ce qui évite les raccourcis et les caricatures naïves ou désespérantes. Dans les Actes des Apôtres, nous avons une image magnifique du partage des biens entre les chrétiens, mais aussi celle d’Ananias et Saphira qui mentent aux apôtres pour préserver leurs biens. Dès les origines, il y a l’idéal et la trahison. Cela doit amener une attitude de solidité face au péché. L’histoire est un remède contre l’idéologie. Elle est du côté de la raison et non pas de la passion.
«La société actuelle a un très grand goût pour la délation»
L’actualité française est marquée ces jours par le procès en appel du cardinal Barbarin pour non-dénonciation d’abus sexuels. Quel est votre regard d’historien?
Il s’agit d’abord de distinguer l’institution des faiblesses des personnes qui la servent. A l’époque d’Augustin, certains évêques exploitent le peuple dont ils ont la charge. Une fois, Augustin favorise l’accession d’un jeune homme à l’épiscopat, et celui-ci se révèle ensuite être un évêque brigand qu’il faut révoquer.
Le risque pour la société civile est de faire d’un homme, qu’en l’occurrence je connais depuis l’époque de son ordination diaconale, un bouc émissaire. La société actuelle a un très grand goût pour la délation. Certes, à partir de bonnes intentions pour combattre les abus, mais avec le risque de confondre la justice et la vengeance.
Philippe Barbarin semble en butte à une volonté de supprimer quelqu’un plutôt que de rendre sereinement la justice. Heureusement, les magistrats au procès en appel se sont rendu compte de ce danger. C’est une bonne chose que sortent enfin les scandales, que les horreurs ne soient plus cachées, que la parole se libère, que les victimes soient enfin reconnues, enfin écoutées. Et de ce point de vue, l’Eglise catholique agit avec courage. Mais il ne faut pas que cette indispensable prise de conscience tourne à la vengeance. Je souhaite à tous mes concitoyens, et pas seulement à Philippe Barbarin, de pouvoir être jugés dans un climat de sérénité et de neutralité. C’est important pour toute société démocratique. (cath.ch/mp)
Jean-Marie Salamito
Jean-Marie Salamito est spécialiste de l’histoire du christianisme antique. Ancien professeur à Strasbourg et à Fribourg, en Suisse, il enseigne actuellement à l’Université de Paris Sorbonne où il dirige l’école doctorale d’histoire antique. Il est auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages sur l’Eglise primitive, en particulier sur saint Augustin. Il a notamment publié Michel Onfray au pays des mythes (2017) qui démonte une à une les croyances développées par le philosophe dans son ouvrage Décadence. Engagé socialement, il milite au sein du collectif La manif pour tous. MP
Maurice Page
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