Les chrétiens ne cessent de s’engager pour des causes profanes. C’est notre combat pour l’avant-dernier, comme aimait à dire Dietrich Bonhoeffer, ce grand témoin de la foi au cœur de la lutte anti-nazie.
Il me semble que dans cette articulation de l’avant-dernier et du dernier se joue l’essentiel de la foi et de l’éthique chrétiennes. Souvent, les chrétiens se passionnent uniquement pour l’extrême, pour un ultime considéré comme l’abolition du profane. Cette passion peut prendre des formes diverses: fondamentalisme, intégrisme, absolutisme, purisme, spiritualisme.
Dans cette perspective seules comptent les fins dernières, sans aucun égard pour le relatif. En conséquence, nous ne devrions vivre que pour l’absolu, dans une sorte de fascination exclusive pour l’eschaton, pour le Royaume de Dieu. Tout ce qui se passe sur terre, dans la banalité de notre vie quotidienne, compterait alors pour beurre, ne méritant aucun attachement, aucune considération particulière.
A l’inverse, il existe une interprétation du christianisme qui se joue uniquement dans le relatif, dans le politique, dans le social ou dans l’écologique. Le profane, l’humain, le climat deviennent ici la seule mesure de la vérité. On réduit la foi à l’éthique, le spirituel au politique, l’eschatologique aux choses du monde. Dans l’hypothèse précédente, on réduisait le profane au sacré, ici, au contraire, on réduit le sacré au profane.
«Sans le profane, l’ultime n’aurait pas son sens et son visage définitifs»
Or la subtilité et la profondeur du christianisme tiennent à sa capacité dialectique à conjuguer le dernier et l’avant-dernier dans un équilibre vivant. Rien de ce qui est humain n’est étranger à la foi chrétienne; inversement, rien de la foi chrétienne ne conduit à l’exclusion du profane. Certes, le profane et le sacré ne sont pas sur le même plan ; comme son nom l’indique, l’avant-dernier ne parvient pas encore à exprimer son essence ultime; le dernier est plus radical, plus profond, plus essentiel que l’avant-dernier. Tout ce que nous accomplissons dans notre vie, nos choix personnels et politiques, ne sont que des signes de la vérité ultime des choses ; tout n’est pas politique ; tout n’est pas éthique ; il y a plus, dans la vie spirituelle, que dans nos attitudes profanes. Mais, comme nous l’avons déjà dit, sans le profane, l’ultime n’aurait pas son sens et son visage définitifs ; sans l’humain, sans le politique et sans l’éthique, la vérité chrétienne ne serait pas pleinement elle-même, ne serait pas capable d’atteindre sa signification complète. Dieu ne serait pas vraiment le Dieu vivant sans l’humanité qu’il a choisi d’habiter dans la personne historique de Jésus de Nazareth. Le divin n’est pas pleinement divin hors de son humanité.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Deux choses. Premièrement, la politique et l’éthique, en leur profanité profonde, ne sont pas des incarnations du salut, mais seulement des signes possibles de la vérité. Dans le politique et dans l’éthique, il nous arrive de nous tromper, de faire des choix discutables, ou de nous opposer de manière légitime. La politique et l’éthique sont toujours avant-dernières.
Deuxièmement, nous ne pouvons pas nous retrancher derrière une foi fondamentaliste ou absolutiste. Notre foi passe par l’incarnation de nos choix politiques et éthiques. Notre foi se coltine toujours avec l’humanité du profane et de l’avant-dernier. Notre foi passe toujours des compromis avec notre vie dans le monde. En conclusion, nous ne pouvons jamais nous satisfaire de l’absolu, que ce soit celui du profane ou celui du sacré. Nous devons vivre dans les tribulations de la foi, dans l’hésitation constitutive de la condition chrétienne, le simul justus et peccator si bien illustré par Martin Luther dans son œuvre.
Denis Müller
20 septembre 2019
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