Plus qu’un lieu, l’Europe est une idée. Pour le réalisateur suisse allemand Felix Tissi, c’est une femme et elle est grecque. Dans L’Occident impie, son dernier film qui sort actuellement sur les écrans romands, la jeune fille qui incarne l’Europe erre à travers le continent, à la recherche de son identité. Et dans sa détresse, elle s’adresse à Dieu, mais Dieu ne répond pas. Fil rouge du film, cette adresse à Dieu se fait tantôt implorante, insolente, angoissée ou carrément humoristique.
Né à Schaffhouse en 1955, formé comme cinéaste dans les années 70 à Vienne, en Autriche, et résidant depuis 1979 entre Berne et l’Espagne, le réalisateur et scénariste s’intéresse surtout à la fragilité de ses personnages. Il n’a jamais couru après une tendance ou une mode. Pour dresser le portrait d’une Europe fatiguée, le cinéaste recourt ici aux techniques du collage, mêle prière et poésie lyrique, dans une démarche subjective assumée, celle d’un essai cinématographique «blasphématoire et pieux».
Quel est le point de départ de votre film ?
Il s’agit probablement d’un malaise au sujet des politiciens et des journalistes qui débattent constamment de l’Europe et des valeurs européennes. Mais ils le font toujours avec des mots, de façon cérébrale. Mais l’Europe est quelque chose de très sensuel, de culturel aussi ! Je voulais donc capter cela avec des images et des sons.
Pourquoi ce titre ?
La meilleure façon de faire l’expérience d’une culture, c’est sans doute par sa représentation de Dieu. L’Europe se caractérise principalement par la séparation de la religion et de l’État. Cela a permis à la science, à l’économie, à la technologie et à la culture de se développer, sans restriction morale. Ce n’est qu’ainsi que l’histoire de la réussite européenne a été possible. Dans le film, la jeune fille Europa dit: «J’ai parcouru un long chemin. J’ai écorché la planète et j’ai découvert beaucoup de choses : comment diviser les noyaux de l’atome, par exemple, ou comment laisser l’argent travailler pour vous et comment faire fondre les icebergs. – C’est très amusant, mais c’est plutôt impie.»
La quête d’identité et de sens est aussi très présente dans votre film…
Il me semble que la conscience européenne se trouve actuellement à la croisée des chemins entre une conscience colonialiste rétrograde de domination et une ouverture tolérante au monde.
L’Europe doit mettre l’accent sur son côté féminin. Qu’entendez-vous par là ?
Cette Europe ne doit pas toujours prendre immédiatement les armes. Que ce soit des canons ou de l’argent.
Dans sa détresse, l’Europe se tourne vers Dieu, mais il ne réagit pas…
C’est le propre de Dieu. Nos questions, nos peurs, nos doutes et nos espoirs retombent sur nous. Dieu ne nous rend pas si facile de les déléguer à une autorité supérieure. Ni à Dieu, ni à un dictateur, encore moins à un cinéaste …
Dieu finit par se manifester à travers ce que la jeune femme vit. L’homme a donc besoin de croire ?
Bien sûr que l’homme a besoin de foi. Appelez ça Dieu, la création ou Justin Bieber … Ce qui est décisif, c’est toujours la vie et l’expérience.
Quelle est votre relation avec le christianisme ?
Je ne vais pas à l’église, et si je suis forcé de le faire, les lieux communs me portent sur les nerfs. Mais je m’intéresse aux religions – à ne pas confondre avec Dieu! – parce qu’elles façonnent de façon décisive la culture d’une société. Ainsi que la mienne. Et avec elle, moi aussi.
La jeune fille qui personnifie l’Europe dit dans votre film: «Je suis devenue froussarde. J’ai la trouille de quelques zodiacs. Pitié, Dieu, sois gentil, fais que je n’ai plus peur des zodiacs!». Pensez-vous que l’Europe a perdu son âme ?
Je dirais plutôt que l’Europe lutte pour son âme. Et ce, parce qu’elle se soustrait à sa responsabilité historique. Les bateaux de réfugiés sur la Méditerranée sont une conséquence de la politique coloniale européenne. Cette politique coloniale a à son tour enrichi l’Europe. Elle l’a rendue si riche qu’elle peut même aujourd’hui se permettre une conscience. Et cette conscience lui cause maintenant des problèmes.
En 2014, le pape François a exhorté les parlementaires européens à prendre soin de la fragilité des peuples et des individus, à maintenir vivante la démocratie des peuples d’Europe, pour que l’Europe puisse «retrouver sa bonne âme». Partagez-vous ce message d’espoir et d’encouragement ?
Oui, la question est de savoir si l’Europe a déjà eu une «bonne âme», que l’on peut retrouver. Je soupçonne plutôt que l’Europe n’a qu’aujourd’hui la chance de trouver sa bonne âme. En assumant sa responsabilité dans le monde et en luttant au sein de l’Europe pour l’unité, au lieu de la guerre.
Quelle est votre vision de l’avenir de l’Europe ?
Au plan intérieur, je pense qu’il n’y aura plus d’États-nations, dont les frontières ont toujours été le résultat, plus ou moins accidentel, de conflits guerriers. Je vois au contraire une Europe de régions culturelles (et non guerrières). Au plan extérieur, le développement d’une conscience historique, d’une ouverture d’esprit, d’une tolérance, de la justice et de la générosité.
«L’humanisme, l’écologie et la culture sont les valeurs alternatives pour l’Europe»
Vous dites dans votre film que les contraintes matérielles nous font croire qu’il n’y a pas d’alternative et que nous manquons tout simplement d’imagination. Quelle serait l’alternative pour l’Europe ?
Nous pouvons difficilement imaginer d’autres valeurs que l’humanisme, l’écologie et la culture, sans parler du poids qu’elles ont. – Il suffirait peut-être d’être un peu plus humble et reconnaissant. Alors le reste viendrait tout seul ! (cath.ch/cp)
Carole Pirker
Portail catholique suisse
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