Il naît durant la Guerre, en 1942, dans le département Nord de la France. Le jeune Philippe Hennebicque se destine très tôt à devenir prêtre pour le diocèse de Cambrai. Effectuant tout le cycle de formation pour devenir prêtre diocésain, il se retrouve à 18 ans pour étudier la théologie au Séminaire académique de Lille (SAC), destinés aux futurs prêtres de la région Nord.
Douze ans durant, il étudie successivement la philosophie (2 ans), les mathématiques (licence en 4 ans) et la théologie (4 ans), après avoir effectué deux ans de service militaire comme enseignant au Liban.
«Pendant les études, je découvrais de mieux en mieux ce qu’était le clergé diocésain. Et plus le temps passait, moins je me sentais attiré par ce type de service pour l’Eglise, admet Père Philippe. Nous étions en pleine période de Concile, entre 1960 et 1972, et nous ne nous posions pas trop de question. Nous savions qu’après la théologie, nous serions nommés à un poste comme vicaire».
Au Liban cependant, le jeune Français découvre une certaine indépendance et une certaine autonomie. Il touche un salaire, il organise le temps comme prof et en même temps, il a des loisirs et il découvre cette région du Moyen-Orient. Et avant de partir, pendant la dernière année d’études de mathématiques, il tombe sur un livre écrit par un dénommé Jacques Loew, qui s’intitule Comme s’il voyait invisible. Un portrait de l’apôtre d’aujourd’hui.
«Je découvre que l’on peut être missionnaire, en vivant en équipe de trois ou quatre, en pouvant travailler et gagner un salaire, tout cela dans un climat de réflexion sur la Parole de Dieu et de prière. Et tout cela, pour se rapprocher au maximum du monde du travail», explique Philippe Hennebicque. Il prend conscience de sa véritable vocation: être ingénieur et travailler, en ayant des compagnons qui soient aussi prêtres missionnaires et portés par la proclamation de la Parole de Dieu dans le monde du travail.
Cet ouvrage du Père Jacques Loew – qui décrit la mission des frères de la MOPP, dont il fonde le mouvement – éclaire l’avenir de Philippe. Il se réjouit de continuer sa formation pour devenir prêtre au travail. Il part au Liban avec cette idée qui lui trotte dans la tête, et quand il revient, il interpelle son évêque et lui présente son projet. «C’est très intéressant, mais je ne vois pas comment je peux vous aider, lui répond Mgr Jenny, archevêque de Cambrai à l’époque. A commencer par vous trouver trois compagnons pour vivre avec vous». Un peu désabusé, le jeune étudiant a le sentiment de ne pas avoir été compris.
«J’ai été imprégné par mon père, qui travaillait comme comptable dans une aciérie.»
Mais son souhait pour le monde du travail persiste, car il l’a dans son ADN. Le Nord de la France, où il est né, est un pays d’industrie de charbon et de sidérurgie (aciérie). Un monde où l’on travaille dur. «Dans mon origine de classe moyenne, l’évangélisation du monde du travail, c’est une chose que l’Action catholique m’avait déjà mise dans la tête, se souvient le religieux. Et j’ai été imprégné par mon propre père, qui travaillait comme chef-comptable dans une petite aciérie. Et moi, quand j’étais pensionnaire à Valencienne, on voyait le soir, à travers les fenêtres du dortoir, les flammes des hauts fourneaux. Et on respirait la poussière de charbon et d’acier».
Après son service militaire au Liban, il est devenu évident pour Philippe Hennebicque qu’il doit entrer dans le monde du travail. Pour être proche des gens, comprendre un peu comment ils vivent, avec leurs valeurs professionnelles, conjugales et personnelles. Il ne doit pas faire de propagande, mais s’insérer dans le milieu a qui il veut annoncer la Parole de Dieu. Cela s’appelle l’inculturation.
«Je poursuis ma théologie avec ce projet en tête, et n’ayant aucune chance de pouvoir le réaliser du côté diocésain, je tâtonne. Je finis par rencontrer Jaques Loew [fêté en 2019]. Je vais le trouver à l’Abbaye de Cîteaux, durant ma troisième année de théologie. Je lui parle de mon désir d’être prêtre au travail, et de vivre en équipe pour annoncer la Parole de Dieu. Il m’écoute avec beaucoup d’intérêt et d’attention. En conclusion, il me dit: ‘mais je ne connais pas de congrégation ou de lieu où tu puisses réaliser cela'».
Philippe revient à Valenciennes et accepte d’être ordonné diacre au service du diocèse de Cambrai, en vue d’être ordonné prêtre un jour. Il effectue un stage pastoral dans une paroisse ouvrière de la banlieue de Valenciennes. «Mais les responsables qui s’occupaient des futurs prêtres ne comprenaient rien à ce que je voulais faire. Ils se sont dits: si le jeune Hennebicque veut travailler, on va le mettre à l’Action catholique ouvrière. Tout était vu à travers le prisme de l’ACO.» Très rapidement, il réalise que cela ne l’intéresse pas.
Resté en contact avec Jacques Loew, Philippe Hennebicque le rencontre à nouveau en 1972 au Centre de formation de la Mission ouvrière Saints-Pierre-et-Paul (MOPP), à Fribourg, en Suisse. Il lui fait part de sa situation. «Tu n’as qu’à commencer un stage de travail chez nous à la MOPP à Fribourg, répond le fondateur. Nous sommes manœuvres ou infirmiers . Nous avons les mains dans le cambouis ou dans le sang. Tu sauras ainsi ce qu’est la vie d’équipe, la prière en équipe et le fait d’être intégré dans le monde du travail».
La MOPP est reconnu officiellement en 1965. Elle est de droit diocésain et sous la juridiction de l’archevêque d’Aix-en-Provence de l’époque, Mgr de Provenchères. Et après, quand tout arrive à Fribourg, Jacques Loew demande à Mgr Grab de devenir l’évêque protecteur, ce qui fait qu’aujourd’hui la MOPP est sous la protection de Mgr Morerod.
Il travaille neuf mois comme manœuvre dans une petite entreprise de fenêtres métalliques dans le quartier de Beauregard, avant d’intégrer la MOPP. Nous sommes en 1973. Pour finir sa formation, ses supérieurs l’envoient à Toulouse. Pas de théorie, que de la pratique, si bien qu’il obtient une formation professionnelle comme électricien et travaille comme ouvrier électricien pour les ascenseurs de Toulouse.
«La semaine, nous faisions l’Eucharistie dans notre appartement, et le dimanche, nous étions en paroisse.»
«Nous vivions en équipe de quatre. Nous priions chaque matin, et nous nous retrouvions le soir pour prier. Nous faisions une Eucharistie un soir tous les deux semaines dans notre appartement, et le dimanche, nous étions en paroisse.», décrit le Breton d’origine.
En 1976, ses supérieurs lui proposent d’aller au Japon. L’équipe sur place est éclatée. «Si tu dis oui, on t’envoie avec des frères. Si tu dis non, on ferme la mission au Japon», lui recommande-t-on. «Alors j’ai dit oui, répond-il. J’ai 35 ans. Je ne connais pas le Japon, je ne parle aucune autre langue que le français. Et je m’apprête à vivre pendant 20 dans l’orbite japonaise».
Dès la fin des années 1950, avec l’appel des prêtres ‘Fidei donum’ par le pape Paul VI, Jacques Loew va commencer très tôt à envoyer des frères de la MOPP un peu partout dans le monde: au Sahara, au Brésil, en Italie, au Canada, au Japon. Alors qu’ils ne sont que 25 frères à l’époque et que le mouvement n’est pas encore reconnu par l’Eglise.
Il arrive au Japon en compagnie de deux frères. Ils vivent en équipe dans un quartier populaire. Leur logement mesure 2 x 8 tatamis, soit 15 m2, et leur mur est collé à une fonderie, une petite aciérie. «Tous les 3 jours, nous avions droit à la coulée. Nous ‘ramassions’ d’abord la chaleur, puis la poussière. Car c’est cela, la pauvreté à la MOPP: vivre au même niveau que les gens à qui nous voulons annoncer la parole de Dieu».
Philippe Hennebicque passe les 3 premières années à apprendre la langue, avant de travailler comme électricien pendant presque 17 ans dans une petite entreprise, qui faisait de la maintenance électrique dans des fonderies, c’est à dire: dépanner les moteurs, changer les prises et tout ce qu’il y a d’électrique. «J’ai toujours vécu dans des pays où il y avait de l’acier, du charbon et de la fumée», se souvient-il.
Dans l’entreprise, les ouvriers ne parlent que le japonais. Quand Philippe commence à sympathiser avec eux, les questions fusent: «Pourquoi es-tu au Japon? Pourquoi bosses-tu avec nous? Sais-tu que si tu travaillais comme prof de français, tu gagnerais trois fois plus qu’ici? Et ta femme, est-elle japonaise? … Quoi, tu n’es pas marié? Mais tes talents vont mourir avec ta mort». Car se marier, pour les Japonais, ce n’est pas tellement pour l’acte sexuel, mais c’est pour avoir des enfants afin de leur transmettre l’héritage intellectuel, spirituel et économique de la famille.
«Nous leur avons expliqué que nous vivions un peu comme des moines, relève Philippe Hennebicque. Mais ils ont du mal de voir le concept». Et les questions continuent: «Pourquoi vivez-vous ensemble? Pourquoi partagez-vous vos salaires? Pourquoi vivez-vous dans un petit appartement, de niveau inférieur à la plupart des japonais?». «Nous sommes des ‘gaijin’, c’est-à-dire, des étrangers!», reconnaît le prêtre.
«Pour le Japonais: il y a le Japon, les Japonais et le reste du monde. Et dans le reste du monde, il y a une place particulière pour les ‘americajin’, les Américains», énumère Père Philippe.
«Moi, non seulement, je suis un étranger au Japon, mais en plus, avec une façon de vivre qui ne correspond à aucun autre étranger. Un étranger célibataire au Japon trouve très vite une copine japonaise, il s’en met plein les poches, il habite de manière confortable et il se présente comme étranger. Et surtout, il ne va pas se fouler à vivre dans la poussière et s’en prendre plein dans les narines».
«Nous croyons que les Japonais ont une religion, mais leur religion, celle que l’on appelle ‘indigène’, c’est le chamanisme. La croyance en des forces. Pour eux, il n’y a pas d’expressions de la transcendance. Dieu, pour un Japonais, cela ne veut rien dire! Pour lui, ce qui compte, ce sont les énergies, les forces naturelles. Elles sont à la fois des tremblements de terre et l’intelligence des poètes. Elles sont à la fois les tsunamis et la beauté d’une calligraphie. C’est le riz qui pousse grâce aux forces qu’il y a dans le sol et en même temps, ce sont les catastrophes de Fukushima. Tout ça, c’est au même niveau: l’intelligence humaine n’a pas plus d’importante que la beauté du Fujiyama, vu de Tokyo.»
«Alors, dans cette situation, les prêtres missionnaires que nous sommes espèrent au moins être acceptés et accueillis. Et moi, au bout de quelques années, je me suis rendu compte que je ne pourrai jamais annoncer ‘Jésus-Christ, mort et ressuscité, dont Dieu est le Père et qu’il agit par la force de l’Esprit’. C’est pourtant tout ce que j’avais appris pendant mes années de séminaire. Et c’est ce que j’ai appris encore en étant jeune frère missionnaire de la MOPP, tant que j’étais en France. Mais avec l’expérience, je pressentais que ce discours, je ne le ferais jamais. Je me suis beaucoup plus investit dans cette inculturation: entrer dans la mentalité japonaise, en bossant comme eux, en vivant au plus près de leur drames, à la fois familiaux, à la fois politique, mais aussi leurs joies.»
«Je partageais ma sueur avec les copains, c’est comme ça qu’on s’appréciait.»
C’est ce qu’on appelle chez nous: la solidarité de destin. Pour partager la vie d’un groupe de personnes, ce n’est pas tellement le baratin et l’intelligence qui vont fonctionner, mais c’est vraiment le fait de transpirer avec eux. «Parce qu’il faisait chaud au boulot, je partageais ma sueur avec les copains, et c’est comme ça qu’on s’appréciait, se rappelle Père Philippe. Parce qu’on faisait le même boulot, et que le boulot, il fallait le faire ensemble. Et cela ne m’a plus jamais laissé – et je rends grâce de ne jamais avoir été curé de paroisse –, parce que c’est un trésor que j’ai reçu.»
Quand il quitte le Japon en 1996, au bout de vingt ans, Philippe veut continuer à travailler en Suisse, mais il ne peut pas, parce que il n’a pas de certificat fédéral d’électricien.
Par obéissance à ses supérieurs, il rentre, car on lui a demandé d’être responsable de la formation des étudiants de Fribourg, au Centre de formation, à l’Ecole de la Foi et à l’Université. «C’est là que j’ai fait la connaissance d’Eric Marchand. Après, je vais avoir un emploi au Centre spirituel Ste-Ursule. Paradoxalement, je me retrouve en paroisse, mais heureusement, je ne serai jamais curé. Et le peu que j’ai dû toucher à la pastorale diocésaine, le bon Dieu m’en a déchargé assez vite», lâche-t-il, sur un ton enjoué.
«Je ne voulais pas devenir un petit chef. Les curés que j’ai rencontrés pendant mes stages en paroisse, à part quelques aumôniers de l’Action catholique, étaient tous de petits chefs, qui commandaient sans cesse. Je désirais être auprès des gens, et non être au-dessus. Je ne voulais pas être celui qui sait déjà tout, parce qu’il a fait quatre ans de séminaire, qu’il va devenir ‘Monsieur le curé’ et que tout le monde va adorer et respecter».
Aujourd’hui à la retraite, Philippe Hennebicque, n’a plus de charge pastorale directe, mais il rend volontiers des coups de main, notamment pour les enterrements. L’ancien responsable général de la MOPP, et le Père Eric Marchand, actuel responsable général et curé modérateur de l’UP Notre-Dame de la Brillaz, habitent la cure de Matran (FR). Ils sont les deux derniers prêtres de la MOPP encore en activité en Suisse. (cath.ch/gr)
Grégory Roth
Portail catholique suisse
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