Philosophe des religions, théologien et écrivain de renommée internationale, John Samuel Mbiti est décédé le 6 octobre 2019 à l’âge de 87 ans, en Suisse, où il vivait. Pasteur anglican, il a été ensuite pasteur au service de l’Eglise réformée dans le canton de Berne. Cet éminent professeur est «un précurseur qui a fait entrer la théologie africaine dans la théologie œcuménique mondiale», selon l’hommage rendu par le pasteur Olaf Fykse Tveit, secrétaire général du Conseil œcuménique des Eglises (COE). Il a voulu toute sa vie «confesser le Christ dans les cultures africaines».
Son livre African Religions and Philosophy (1969) fut le premier ouvrage remettant en question la croyance que les conceptions religieuses africaines traditionnelles étaient «démoniaques et antichrétiennes», relève le COE. De nombreux chefs religieux, des universitaires, des étudiants et des gens ordinaires au Kenya, sa patrie d’origine – mais également en Suisse et dans le monde – ont, de fait, pleuré le professeur John Samuel Mbiti.
Spécialiste reconnu de la «théologie africaine», l’abbé Bénézet Bujo, qui fut professeur ordinaire de théologie morale, d’éthique sociale et de théologie africaine à l’Université de Fribourg, connaît bien l’œuvre de ce pionnier. Il lui a d’ailleurs consacré un chapitre de son ouvrage Théologie africaine au XXIe siècle. Quelques figures (Volume III, Academic Press Fribourg, 2013).
John Samuel Mbiti n’était certes pas le premier à parler de la possibilité d’une théologie propre au continent africain. Mais, note le professeur Bujo, aucun étudiant en théologie africain ne devrait ignorer les ouvrages de Mbiti à la fin de sa formation académique, notamment son œuvre majeure, African Religions and Philosophy.
Certes, note le professeur Bujo, prêtre du diocèse de Bunia, au nord-est de la République démocratique du Congo, les débats sur la «théologie africaine» avaient déjà commencé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. La publication de l’ouvrage «Philosophie bantoue», du Père Placide Tempels, un missionnaire franciscain flamand, avait lancé la réflexion. S’étant mis à étudier la culture africaine sur le terrain, en parlant la langue des autochtones, il était arrivé à la conclusion que, pour les Africains, le plus important était l’action dans la vie, qu’il a baptisée la «force vitale».
Cette conception renvoie à l’interaction entre individu et communauté: l’action de l’individu est vitale pour la survie de la communauté et vice-versa. Ainsi le débat était lancé bien avant les indépendances, avant tout dans l’espace francophone, en particulier avec l’ouvrage collectif «Des prêtres noirs s’interrogent» (1956), et à l’Université Lovanium, à Kinshasa, notamment dans sa Faculté de théologie fondée en 1957, dont les controverses furent publiées en 1960. Elles sont connues sous le nom de «Débat Tshibangu-Vanneste» (Voir Bénézet Bujo/J. Ilunga [éd.], Théologie africaine au XXIe siècle Vol. I). John Samuel Mbiti allait reprendre cette intuition de ses précurseurs quelques années plus tard dans l’espace anglophone.
La contribution de John Samuel Mbiti constitue une mine d’érudition sur la religion africaine. «John Mbiti, qui a su faire un travail anthropologique et théologique immense, est un maître que beaucoup admirent, quelle que soit leur confession! Un pionnier qui nous inspire pour aller plus loin dans nos recherches et nos réflexions», remarque celui qui fut professeur ordinaire de théologie morale, d’éthique sociale et de théologie africaine à l’Université de Fribourg de 1989 à 2010.
Sa recherche est un grand stimulant pour aboutir, par exemple, à une eschatologie spécifiquement africaine qui ne soit pas en contradiction avec la conception chrétienne, en essayant de mettre en dialogue les idées fondamentales africaines avec l’enseignement chrétien, note le professeur Bujo.
On peut dire que pour John Samuel Mbiti, la compréhension du temps est la clé pour saisir les notions fondamentales religieuses et philosophiques de l’Africain. Ainsi la conception du temps linéaire, telle qu’elle existe chez les Occidentaux et selon laquelle on voudrait considérer l’eschatologie, en s’appuyant sur un passé, un présent et un futur, est pratiquement étrangère à la pensée africaine, aux yeux de Mbiti.
«Même si – mise à part la conception chez les anciens Egyptiens et chez quelques groupes ethniques actuellement en Afrique – l’Africain n’envisage pas la fin du monde et le jugement dernier (vu qu’il a une autre conception du temps et pour lui, il n’y a pas de finitude du monde), il n’exclut pas qu’au cours de sa vie terrestre, l’homme a continuellement affaire à des jugements relatifs à son attitude et à son agir par rapport à l’accroissement de la vie de tous, la sienne propre et celle de toute la communauté», souligne Bénézet Bujo.
Ainsi, pour la plupart des Africains, les actes bons ou mauvais sont jugés dans cette vie terrestre. Pour eux, souligne Mbiti, il n’y a pas la notion d’espérance messianique et la problématique d’une destruction finale du monde n’a pas de place dans leur conception de l’histoire, puisque le monde, s’il a bien été créé, ne connaît pas de fin.
Autre contribution importante de John Samuel Mbiti: il a montré que la tradition africaine est basée sur la communauté: la vie n’est jamais solitaire, elle est toujours reliée aux autres, même après la mort. C’est une vie en termes de «nous».
«Dans sa réflexion, il n’en est pas resté à réfléchir comment on peut penser une théologie africaine, mais comment on peut faire concrètement une théologie africaine, comment on peut charpenter un christianisme concret à partir de la culture africaine. Il a tracé le chemin!»
A la question de savoir s’il faut un nouveau synode africain, à l’instar du synode sur l’Amazonie, pour répondre aux défis de la réalité culturelle africaine, le professeur Bujo rappelle qu’il y a déjà eu deux synodes africains, en 1994, et 2009. «Ce qui fait défaut, c’est la mise en pratique des conclusions acquises».
«Dans le cas d’un nouveau synode, il faudrait revenir au modèle de pensée des pionniers qui voulaient une Eglise enracinée dans la réalité africaine: le cardinal Joseph-Albert Malula (Congo RDC, décédé en 1989) et Mgr Jean Zoa, ancien archevêque de Yaoundé (Cameroun, décédé en 1998) ou les jésuites camerounais Engelbert Mveng (décédé en 1995), et son confrère Meinrad Pierre Hebga (décédé en 2008)…»
Ces pionniers développaient ces charismes en fidélité avec ce que demandait déjà Paul VI dans son discours aux évêques africains et malgache à Kampala en 1969 où le pontife a exhorté à développer un christianisme africain. On se référera aussi à sa lettre apostolique Africae terrarum dans laquelle le pape encourageait, en 1967 déjà, les Africains à être eux-mêmes dans leur culture.
Le cardinal Malula, pionnier de l’inculturation de l’Eglise, à l’origine du rite zaïrois – avec notamment le concept de ‘l’Eglise-famille’ et le ministère des bakambi – n’a cependant pas eu de successeurs avec la même vision. Aujourd’hui, déplore-t-il, on assiste à une stagnation de la liturgie en Afrique et de la théologie africaine, alors qu’il faudrait pousser plus loin l’inculturation du christianisme en Afrique. (cath.ch/be)
Du Kenya à la Suisse en passant par les Etats-Unis
John Samuel Mbiti, né le 30 novembre 1931 à Mulango, dans une famille paysanne du Kenya, a étudié à l’Université de Makerere, en Ouganda, puis au Barrington College, aux Etats-Unis, avant d’obtenir un doctorat en Nouveau Testament en 1963 à l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni. Il a enseigné la religion et la théologie à l’Université de Makerere de 1964 à 1974, avant d’être, de 1974 à 1980, directeur de l’Institut œcuménique de Bossey du Conseil œcuménique des Eglises (COE), dans la campagne genevoise.
Il a été professeur associé dans plusieurs universités dans le monde et a publié de nombreux ouvrages sur la philosophie, la théologie et les traditions orales africaines. Durant sa retraite, John Mbiti, qui connaissait parfaitement le grec original dans lequel le Nouveau Testament avait été écrit, a traduit le Nouveau Testament du grec au kikamba, sa langue maternelle. Selon la famille, il fut le premier Africain à traduire seul le Nouveau Testament d’une langue biblique à une langue africaine. Il avait trouvé près d’un millier de lacunes et de fautes dans les traductions déjà disponibles en kikamba, et en a donné une traduction plus précise. JB
Jacques Berset
Portail catholique suisse
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