L’attrait pour la prière dans la solitude et le silence se manifeste très tôt chez la jeune Marguerite. Aux dires des siens, «elle priait tout le temps, même en travaillant. Elle était ‘attelée’ à son chapelet».
[storymapjs:98f4b828535b83128505054c353618fa/les-lieux-de-ressourcement-de-marguerite-bays]Depuis sa chambre dans le hameau de La Pierra, elle voit l’église de Siviriez. Elle se met alors en adoration, comme au pied du tabernacle. C’est là aussi que Marguerite lit et médite la Bible.
Marguerite ordonne toute sa vie selon l’Eucharistie, qu’elle vit d’une manière hors du commun. Elle se rend tous les jours, été comme hiver, à la messe matinale à l’église de Siviriez à environ une demi-heure de marche. Dans ce sacrement, il n’y a, pour elle, plus de distance entre le Christ monté au ciel et sa présence sur l’autel. Quand Marguerite prie à l’église, tout le monde est impressionné par son profond recueillement. Certains parlent même d’extase. Comblée de cette présence de Jésus, Marguerite peut ensuite poursuivre sa journée, se mettant en chemin pour accomplir son travail et les multiples tâches qui forment son quotidien.
Le chemin de la croix et la méditation de la Passion imprègnent toute la vie de Marguerite. Elle médite quotidiennement le mystère de la mort du Christ parfois pendant deux heures. Elle se sert pour cela d’une sorte de dépliant cartonné représentant chacune des scènes du chemin de Croix.
Elle répond ainsi au Christ qui demande à ses disciples à Gethsémani de veiller au moins une heure avec lui. Chaque soir, elle récite cette prière, la seule qu’elle ait composée elle-même:
«O Sainte Victime, attirez-moi après Vous, nous marcherons ensemble.
Que je souffre avec Vous, cela est juste.
N’écoutez pas mes répugnances;
que j’accomplisse en ma chair ce qui manque à vos souffrances.
J’embrasse la Croix, je veux mourir avec Vous.
C’est dans la plaie de votre Sacré-Cœur que je désire rendre le dernier soupir.»
Elle confie à quelques rares intimes ce qu’elle vit et voit de la Passion du Christ, lors de ses transports extatiques du vendredi, surtout le Vendredi Saint. Elle raconte que ce qu’elle voit dans ses extases n’est pas tout à fait semblable à ce qui est décrit dans les Evangiles. Pour elle, la croix est la clef qui ouvre le Ciel.
Dans cette ligne Marguerite développe une grande dévotion envers le Sacré-Cœur, très en vogue à l’époque. Instituée par le pape Clément XIII en 1765, la solennité du Sacré-Cœur a été étendue à toute l’Église par le pape Pie IX en 1856. «L’esprit d’expiation ou de réparation a toujours tenu le premier et principal rôle dans le culte rendu au Sacré-Cœur de Jésus», explique le pape.
La spiritualité de Marguerite est aussi intensément mariale. La prière du chapelet y tient une grande place. Lorsqu’elle se déplace dans les fermes pour son travail de couturière, elle récite le chapelet avec la maisonnée avant de commencer son ouvrage.
Le lieu marial qu’elle privilégie est la chapelle de Notre-Dame du Bois, à un quart d’heure de marche de chez elle. Dans ce sanctuaire, Marguerite fut bénéficiaire d’une vision où Marie posa son regard sur elle pour l’enflammer de sa présence.
La spiritualité de Marguerite se déploie dans son engagement pour la communauté. Le dimanche après-midi, elle rassemble les enfants pour une séance de ‘catéchisme’, chez elle ou à la chapelle de Notre-Dame du Bois, distante d’un kilomètre. «Les prières qu’on faisait avec Marguerite n’étaient pas trop longues, elle ne nous ennuyait pas», témoigneront les enfants qu’elle catéchise, ses petits voisins et les orphelins, placés dans les familles comme domestiques. Après quelques instants de prière et de chant, elle va jouer avec eux dans les prés autour de la chapelle.
Ces petits pèlerinages sont l’occasion pour elle de parler de Dieu à travers la contemplation de la nature, un passage de l’Evangile ou de la vie d’un saint.
Mais son apostolat s’exerce au-delà du cercle enfantin: «Chaque soir du mois de mai, elle organisait dans sa chambre une petite cérémonie avec prières, lectures et chants pour célébrer avec les enfants et les gens du village le mois de Marie», racontent ses laudateurs.
Sa spiritualité reste ancrée dans le quotidien. Elle s’incarne dans la charité. Marguerite s’occupe des malades, soulage les souffrances des plus démunis. «Elle allait porter du pain et du lait à de pauvres enfants. De même, elle cousait gratis pour les pauvres, lavait les enfants pauvres, raccommodait leurs habits et parfois les habillait de neuf. Elle donnait beaucoup, tout ce qu’elle pouvait donner, et c’était de la vraie charité,» raconte un témoin.
On fait appel à Marguerite pour s’occuper des malades et des mourants. Elle aide à une bonne mort. Marthe Bérard, ancienne tenante de la laiterie de Chavannes-les-Forts et promotrice de la dévotion à la «Goton», raconte qu’un homme, au seuil de la mort, avait refusé l’intervention du curé. «On fait appel à Marguerite. Le malade accepte. Elle va lui parler, puis ressort de la chambre en disant au prêtre: ‘Vous pouvez y aller, maintenant'».
Cette réputation d’aider à une «bonne mort» se perpétue jusqu’à nos jours: «Je connais plusieurs proches qui ont pu attester de l’aide de Marguerite au moment du passage, indique Marthe Bérard. Aujourd’hui encore, elle est invoquée pour cela».
Un autre lieu de vie important pour Marguerite est le monastère de la Fille-Dieu, au pied de la colline de Romont. Elle s’y rend régulièrement pour visiter une moniale de Prez-vers-Siviriez, Sœur Fidèle. Par la suite, elle devient la marraine d’Alphonsine Ménetrey, la fille du moulin du Fahy, qui deviendra religieuse puis abbesse du monastère sous le nom de Mère Lutgarde. Marguerite a reçu l’autorisation d’y vivre la retraite annuelle. Bien souvent, on lui demande de discerner les vocations. A la question sur une religieuse très fervente mais toujours malade, Marguerite répond du tac au tac: «Ce qui lui faut, c’est un homme!». Ce qui arrivera d’ailleurs puisque s’étant marié, elle aura une fille qui deviendra religieuse à la Fille-Dieu! On peut penser aussi que sa familiarité avec les écritures vient de la Lectio divina pratiquée au monastère. A l’époque chez les catholiques, on ne lisait pas la Bible dont l’usage était réservé aux clercs.
Le Tiers ordre franciscain
Le Tiers-Ordre franciscain est une association pieuse laïque fondée en 1222 dans la ville de Bologne, en Italie, par saint François d’Assise, à la demande de personnes mariées voulant vivre à l’exemple des frères franciscains sans entrer dans un ordre religieux. Cependant, au cours de l’histoire, de nombreux groupes issus du Tiers-Ordre franciscain se sont constitués en instituts de vie consacrée, un mode de vie auquel adhéra Marguerite Bays.
Les membres s’engagent à suivre les règles de l’Ordre de Saint-François, en vivant dans la prière, la charité et ne jamais utiliser une arme. On l’appelle Tiers-Ordre, car il est le troisième Ordre fondé par saint François, après celui des Franciscains (1209) et celui des Clarisses (1212).
Plus récemment la spiritualité franciscaine de Marguerite a été remise en avant. Bien avant qu’elle fasse partie du Tiers Ordre franciscain, Marguerite s’était imprégnée de l’esprit de saint François d’Assise.
Grâce à la présence des capucins à Romont, le Tiers Ordre franciscain était alors très répandu dans la Glâne. Lorsqu’elle y prononce ses vœux en 1861, elle a 46 ans et a déjà reçu les stigmates.
Comme laïque dans le monde, Marguerite accomplit le vœu de frère François: que chacun embrasse le Christ d’une manière absolue. Sa vie humble et modeste, son amour pour les pauvres, sa soif d’annoncer Dieu, sa dévotion au mystère de la Croix font d’elle une vraie franciscaine.
En 1854, Marguerite souffre d’une maladie grave qu’on a identifié comme un cancer aux intestins, Selon la médecine d’alors elle est condamnée. Sa grande souffrance n’est pas tant de subir ce cancer, mais de se montrer au médecin ! Elle demande alors à Dieu de lui changer de maladie. Le 8 décembre 1854, jour de la proclamation de l’Immaculée Conception, elle est alitée dans sa chambre. Sa mort ne semble qu’une question de jours, voire d’heures. Ses proches sont partis à la messe au village.
L’Immaculée Conception, le 8 décembre 1854
«La bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception […], préservée intacte de toute souillure du péché originel», proclame le pape Pie IX le 8 décembre 1854. L’Immaculée Conception devient ainsi un dogme considéré comme révélé de Dieu, et «qui doit être cru fermement, et constamment par tous les fidèles.»
La doctrine de l’Immaculée Conception s’est formée progressivement. Déjà au 4e siècle, les Pères de l’Eglise utilisaient l’expression «immaculée» pour parler de la Vierge Marie. Cette réflexion prend sa source dans l’Evangile selon Luc: «L’ange entra chez elle et dit: ‘Je te salue, Comblée-de-grâce, le Seigneur est avec toi.’ (Lc 1, 28) En 431, le Concile d’Ephèse donne à Marie le titre de Mère de Dieu (Théotokos), d’où découleront les dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption.
Au moment où la cloche sonne l’élévation, elle se lève spontanément de son lit et vient s’asseoir sur le fourneau de la chambre principale. C’est là que son frère Jean, de retour de l’église, la retrouve rayonnante et en pleine santé.
Peu après, semble-t-il dans la même journée, elle reçoit les stigmates dans ses mains, ses pieds et sa poitrine. Les stigmatisés sont comme le miroir de Jésus, explique son biographe l’abbé Martial Python. Pour lui, Marguerite est ainsi une géante de la sainteté. Le médecin envoyé par l’évêque, qui n’y croit pas beaucoup, a constaté des plaies traversant les mains qu’il qualifie de brûlures. Outre les stigmates, Marguerite revit la passion du Christ dès le jeudi soir et les vendredis. Un des rares témoignages négatifs envers la sainte parlait de «la folle de La Pierra qui portait des mitaines en été». En fait, il s’agissait de cacher à ses proches les plaies de ses mains. Peu de gens les ont vues. A sa mort, elles avaient complètement disparu.
Blessures physiques, les stigmates sont avant tout une expérience de l’Esprit-Saint. On peut dire que la stigmatisation se situe entre le monde intemporel et le temps. L’événement de la passion s’est déroulé il y a deux mille ans, mais Marguerite le vit comme un aujourd’hui. Elle peut ainsi décrire les scènes et les lieux de la passion à Jérusalem. Mais elle donne assez peu de détails, car on ne lui a pas beaucoup posé de questions. Ceux qui l’ont interrogé soulignent qu’elle ‘vivait’ la passion surtout le Vendredi Saint, où elle entre dans une mort apparente dont rien ne peut la tirer.
Les stigmates
L’existence de stigmates du Christ reste un phénomène qui interroge l’Eglise. La reproduction en son corps des plaies du Christ lors de la crucifixion (mains, pieds, tête avec la couronne d’épines ou côté avec le coup de lance) peut, selon les personnes, être temporaire ou durable. Elle peut aussi ne se produire que le vendredi, le jour de la Crucifixion. Dans la longue histoire de l’Eglise, il y a autant de formes de stigmates qu’il y a de stigmatisés.
Parmi les stigmatisés les plus connus, François d’Assise (1181-1226), Rita de Cascia (1381-1457), Catherine de Sienne (1347-1380), et plus récemment, Padre Pio (1887-1968) et Marthe Robin (1902-1981). Officiellement l’Eglise n’a cependant reconnu que deux stigmatisés: le saint d’Assise et Catherine de Sienne.
Le jour du Vendredi Saint 1873, le docteur Pégaitaz, mandaté par l’évêque, tente en vain de la faire sortir de ses extases à coup de scalpel ou d’aiguilles sous les ongles. Revenue à elle-même, elle est joyeuse et lumineuse et invite même le docteur «qui s’est bien donné de la peine pour la réveiller» à boire un bon verre de vin. «Avec celle-là, on est forcé de croire!» aurait dit le médecin fâché.
Cette expérience de l’Esprit-Saint s’accompagne de charismes particuliers. Pour Marguerite, il s’agit notamment du don du discernement, de prophétie et de voyance. C’est ainsi qu’on vient la consulter, parfois de loin, comme de Pologne ou de Belgique. Elle reçoit en confidente toutes ces vies. Sa notoriété devient grandissante. Mais Marguerite n’a jamais rien révélé de ces conversations. Elle était une ›tombe’, disent ces contemporains.
Le chanoine Joseph Schorderet qui avait fondé, à Fribourg, l’œuvre St-Paul pour l’apostolat de la presse et le journal La Liberté en butte à de grosses difficultés et à l’hostilité de l’évêque, vient consulter Marguerite en 1873. Elle lui répond: «C’est l’œuvre de Dieu, allez de l’avant». Le soir même revenu à Fribourg, Schorderet réunit ses ‘filles’ et leur fait prononcer leurs premiers vœux à St-Nicolas. L’évêque fâché fait convoquer Marguerite pour lui jeter un blâme et la prier de s’occuper ses affaires, avant de se raviser et de reconnaître sa bonne foi. Il lui donnera même plus tard comme confesseur son vicaire général.
Quant au chanoine Schorderet, il est parvenu à avoir une audience avec le pape Pie IX et a reçu sa bénédiction pour son œuvre.
Depuis sa mort, le 27 juin 1879, des pèlerins se rendent sans discontinuer dans ses lieux de vie et de prière: sa maison familiale, la chapelle de Notre-Dame du Bois, l’église de Siviriez où se trouve son tombeau et le monastère de la Fille-Dieu à Romont.
A l’annonce de sa canonisation, les gens ont été émus: «Elle le mérite. C’était déjà une sainte avant sa mort», déclare Norbert Baudois, le grand-père de la deuxième miraculée. Bernard Litzler / Grégory Roth
Louise Lateau, la stigmatisée belge
A la même époque que Marguerite Bays a vécu en Belgique Louise Lateau (1850-1883), dont l’existence présente de fortes similitudes avec la sainte fribourgeoise. Couturière, stigmatisée et vivant dans un milieu modeste, Louise a vécu à Bois d’Haine, dans la province de Hainaut, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Bruxelles.
Les stigmates de Louise éveillent la curiosité du milieu ecclésiastique et du monde scientifique. L’évêque de Tournai ouvre une enquête canonique. L’Académie royale de médecine de Belgique qui ausculte Louise conclut qu’il n’y a pas de supercherie dans ses stigmates et ses extases mystiques.
Ce qui n’empêche pas les moqueries et les violentes diatribes des milieux scientistes et anti-cléricaux. La presse s’en mêle et les échos de la querelle parviennent jusqu’en Suisse.
Selon un témoignage de l’époque, Marguerite, au cours de ses extases, aurait rencontré Louise Lateau sur le chemin du Calvaire. C’est ainsi que ces deux âmes privilégiées se seraient connues. Marguerite avait obtenu une parcelle d’un linge taché du sang de Louise Lateau.
En milieu fribourgeois, à part quelques railleries des milieux radicaux, les stigmates de Marguerite Bays ne font pas l’objet de telles controverses. Marguerite est extrêmement discrète, l’évêque reste prudent et le curé monte la garde pour empêcher les curieux et les importuns de l’approcher. La foi et la piété du peuple fribourgeois ne remettent pas en cause de tels signes miraculeux.
Louise Lateau meurt à 33 ans. Les fidèles se rassemblent encore aujourd’hui sur sa tombe à Bois d’Haine. En 1991, le diocèse de Tournai ouvre officiellement une enquête préliminaire en vue de sa béatification. Mais en 2009, le Saint-Siège donne une réponse négative à la poursuite de la cause.
Grégory Roth
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