Pour l’historien Patrice Borcard, actuel préfet de la Gruyère, l’évolution de la figure de Marguerite Bays depuis un siècle et demi illustre bien les changements de la société fribourgeoise et de l’Eglise.
Dans le canton de Fribourg, comme en Suisse, le XIXe siècle est marqué par de fortes rivalités autour du rôle de la religion dans la société. Après la défaite lors de la guerre du Sonderbund en 1847, les catholiques doivent reconquérir le terrain. Ils le font politiquement dès 1857 où les conservateurs catholiques, évincés dix ans plus tôt, reprennent le pouvoir à Fribourg. Sans révoquer tous les acquis du régime radical, ils amorcent une restauration largement basée sur la religion et la morale. L’Eglise et le clergé y tiennent une place prépondérante. Cela débouchera à la fin du siècle sur la ‘république chrétienne’ de Georges Python.
Se développe alors une religion très démonstrative basée sur les sens, avec de grands pèlerinages, de nombreuses manifestations populaires autour notamment du Piusverein, du nom du pape Pie IX. On assiste à une reconquête, y compris au niveau du territoire, à travers les rogations et l’érection de croix, de chapelles et d’églises. A partir de 1870, le Kulturkampf, lancé en Allemagne contre le cléricalisme, atteint la Suisse et ravive les tensions religieuses. Les catholiques se considèrent comme dans une citadelle assiégée.
Lorsqu’on parle de Marguerite Bays, cette religion des sens prend toute son importance. Sa guérison miraculeuse date de 1854. Peu après, elle reçoit les stigmates et vit des extases. On assiste alors dans le canton de Fribourg a une certaine effervescence d’une religion liée au surnaturel avec les stigmates, les visions, les miracles, note Patrice Borcard. Dans un village voisin, une jeune fille, Léonie Raboud, a des visions et fait des prédictions qui suscitent un grand engouement, avant sa mort à l’âge de 16 ans. L’œuvre St-Paul édite en 1883 une brochure qui raconte son histoire édifiante sous le titre Une fleur pour le ciel. A la chapelle de Notre-Dame des Marches, qui est un pèlerinage traditionnel, on constate la guérison miraculeuse de Léonide Andrey en 1884 et des milliers de pèlerins se rendront au petit ‘Lourdes’ fribourgeois.
L’abbé Jean-Baptiste Jaccoud, devenu plus tard recteur du collège St-Michel à Fribourg, raconte que comme jeune prêtre à Siviriez, du vivant de Marguerite Bays, la soif de surnaturel de ses paroissiens l’avait frappé. On est aussi dans la foulée des apparitions de la Vierge à La Sallette en 1848 et à Lourdes en 1858. Des dizaines de grottes de Lourdes seront érigées dans nos campagnes. C’est un impact énorme. Le Piusverein et les autres associations populaires jouent à fond la carte de cette religiosité pour faire revenir les foules qui avaient en partie abandonné les églises.
Du côté des évêques, Mgr Etienne Marilley et ses successeurs font preuve d’une grande prudence face à cette religion populaire. D’ailleurs, il faudra attendre près de 50 ans pour voir lancer une première enquête en vue de la béatification de Marguerite Bays que ces contemporains considéraient comme une sainte.
Il faut aussi dire que la société rurale, notamment de la Glâne, est fragile, rappelle l’historien. Elle subit des crises successives. Celle des années 1818-1819 qui conduit à l’exil vers Nova Friburgo, au Brésil, celle de 1845-48 qui appauvrit la région. Il y a aussi les problèmes de l’alcoolisme et des maladies que l’on ne sait encore guère soigner. Le taux de mortalité, notamment infantile, reste très élevé. On constate, et Marguerite Bays le vit, une certaine violence dans les rapports sociaux. L’ordre moral défendu par les curés peine à s’imposer. On compte par exemple beaucoup de naissances illégitimes. Les prêtres tendent alors à présenter une autre facette du religieux avec ce côté surnaturel ou merveilleux. Cela s’exprime aussi dans les grandes liturgies et les réceptions. La venue de l’évêque dans les paroisses donne par exemple lieu à des célébrations grandioses.
Pour Patrice Borcard, on peut voir diverses périodes dans la perception de Marguerite Bays.
Durant sa vie, elle est considérée comme une personne qui a une relation directe avec Dieu, manifestée par les stigmates et ses extases du vendredi. C’est à ce titre qu’on vient la voir, parfois de loin, notamment grâce au chemin de fer qui, depuis 1862, relie Fribourg à Lausanne en passant par Romont et Siviriez.
L’évêque Marilley qui y voit une certaine superstition ne veut pas trop s’en mêler. Il ordonne néanmoins une enquête sur les stigmates qu’il confie à un médecin plutôt sceptique. Son rapport conforte les croyants en éliminant la possibilité d’une supercherie. Marguerite Bays restera cependant à l’écart du religieux officiel jusque dans les années 1920. Humble, discrète, mais aussi avisée, elle ne se mêle pas du tout des questions politiques.
Le 4 juillet 1879, La Liberté relate la mort de la stigmatisée survenue le 27 juin à 3h de l’après-midi. Son image mortuaire indique: Marguerite Bays, de Siviriez, stigmatisée, enfant de saint Paul. Au bas de l’image figure les paroles de l’apôtre: «Je porte en mon corps les stigmates du Seigneur Jésus: je veux accomplir en ma chair ce qui manque aux souffrances de mon divin Maître. Ma vie c’est Jésus Christ». Cette vision doloriste est basée sur saint Alphonse de Liguori dont Marguerite aurait lu des ouvrages. Elle est aussi lectrice de la douloureuse passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ d’après les visions d’ Anne-Catherine Emmerich. Le journal Le Confédéré du 27 juillet 1879 se moque du décès ‘d’une stigmatisée fribourgeoise, miraculée à la Bernadette, objet de l’adoration et des tendresses des Schorderet et consorts.’
Une nouvelle période s’ouvre en 1927. Mgr Marius Besson, l’évêque du diocèse lance la première enquête officielle (procès informatif) en vue de la béatification de Marguerite Bays. L’aspect de la stigmatisée est encore extrêmement présent dans ce procès avec tous ses éléments extraordinaires. Cette démarche implique aussi l’exhumation de son corps. Malgré la présence d’un millier de fidèles, l’affaire se passe cependant dans une relative discrétion. Tout en encourageant la dévotion personnelle envers Marguerite Bays, Mgr Besson rappelle que, conformément aux prescriptions du droit canonique, il est sévèrement défendu de rendre un culte public à la servante de Dieu. On ne l’invoquera jamais dans une cérémonie officielle. On ne fera ni processions, ni pèlerinages collectifs à son tombeau. Comme ses prédécesseurs, Mgr Besson se méfie du miraculeux. Il fera ainsi retirer de la biographie l’épisode selon lequel du sang serait sorti du crâne de Marguerite Bays après son exhumation.
Dans son No 2 du 25 janvier 1930, L’Echo illustré de Genève, dans un portrait de la servante de Dieu fait une large place au stigmates et aux extases de Marguerite. Il mentionne qu’elle avait le don de révéler des faits futurs. «Elle ne se nourrissait que d’une tasse de lait caillé, une infusion de mauve et tous les deux jours une légère panade».
Trop sommaire, le procès est considéré comme insuffisant par Rome. Il ne reprend sérieusement qu’en 1946 sous l’impulsion de Mgr François Charrière, nouvel évêque, ancien rédacteur ecclésiastique de La Liberté et membre de la commission d’enquête de 1927. En 1953, a lieu la deuxième translation des reliques, à l’occasion de l’ouverture du procès romain, en présence d’une foule de 20’000 personnes. C’est un immense hommage public qui lui est rendu avec cortège et messe solennelle en plein air. Le Conseil d’Etat fribourgeois est présent in copore. On insiste cependant moins sur les stigmates et les extases pour mettre davantage l’accent sur l’humilité de sa personne et de sa charité pour les pauvres. On décrit une femme très croyante et très pieuse.
Pour Pierre Barras, rédacteur en chef de La Liberté, l’exemple de Marguerite Bays, doit inciter à «lutter résolument contre tous les ferments de dissolution ou de faiblesse, qui, sous prétexte de tolérance ou de liberté, ne tendent qu’à anéantir la famille et l’éducation chrétienne des enfants.»
Une nouvelle phase s’ouvre à partir des années 1970, après le Concile Vatican II, Marguerite devient le modèle de laïque engagée, participant à la vie de la paroisse, faisant la catéchèse aux enfants, animant les mouvements, s’occupant des mourants, relève Patrice Borcard.
L’abbé André Demierre, curé de Siviriez, établit en 1979, pour le centenaire de la mort de Marguerite, une statistique des prières de demandes adressées. 20% de remerciements, 20% pour la famille, 14% pour la santé, 12% pour la fidélité dans la foi, 4% pour les vocations sacerdotales et religieuses, 4% pour des décisions difficiles et enfin 5% divers. Les vertus évoquées sont la simplicité, l’humilité, la pauvreté, la pénitence, la piété, l’obéissance à Dieu.
Aujourd’hui, c’est-à-dire depuis sa béatification en 1995, c’est la femme du milieu rural qui vient au premier plan porteuse de la spiritualité franciscaine faite de simplicité, estime l’historien. Elle est présentée comme la sainte du peuple. On parle peu des stigmates qui faisaient sa particularité à sa mort. Face à la situation de l’Eglise et du monde, on s’accroche à des figures qui pourraient ressembler à tout le monde. C’est là la force de Marguerite. Elle n’est pas le curé d’Ars, ni Mère Teresa. Elle a eu une vie simple, elle a été longtemps malade. Elle n’a rien écrit, rien fondé, rien créé. C’est probablement ce qui plaît aussi au pape François.
Dans ce même élan de retour au terroir, en 2003 la fondation Marguerite Bays, en collaboration avec l’office du tourisme de la Glâne, publie deux itinéraires pédestres sur les pas de la bienheureuse, dans un paysage encore préservé de l’urbanisation galopante.
Patrice Borcard identifie trois foyers qui ont entretenu la flamme de la dévotion à Marguerite Bays:
Le premier est la famille Menétrey, dont le père est le meunier de Chavannes les Forts. Sa fille Alphonsine est la filleule de Marguerite Bays. Sous le nom de Lutgarde, elle deviendra Mère Abbesse de la Fille-Dieu, à Romont. L’abbé François Menétrey, doyen d’Albeuve, a été le principal moteur de la première commission d’enquête de 1927. Il y a aussi le miraculé de la dent de Lys en 1940, Marcel Ménétrey qui deviendra prêtre et longtemps curé dans la région. Aujourd’hui encore, cette même famille suit toujours et soutient la cause de Marguerite.
Le deuxième foyer est l’abbaye de la Fille-Dieu, aux portes de Romont, avec laquelle Marguerite entretenait de nombreux liens, qui en avait fait sa ‘sainte’ bien avant sa béatification. Le premier portrait de Marguerite est réalisé par une religieuse du monastère. Après Mère Lutgarde Menétrey, une petite-nièce de Marguerite, Bernardette Fasel deviendra à son tour abbesse de la Fille-Dieu jusqu’en 1961. C’est la Fille-Dieu qui produit et distribue les reliques de Marguerite.
Le troisième acteur est l’œuvre Saint Paul, à Fribourg. Cela commence par la rencontre du fondateur Joseph Schorderet avec Marguerite. Le chanoine appartient à cette tendance populaire voué au surnaturel et très attachée au pape. Marguerite le conforte dans son projet de fondation d’une congrégation et du journal La Liberté. Elle est à ce titre vénérée comme enfant de saint Paul et co-fondatrice de l’œuvre. Le journal travaillera grandement à son rayonnement. Il lui consacre très régulièrement des articles, publie la liste des faveurs obtenues par son intercession et même les noms des donateurs pour la cause.
L’œuvre St-Paul édite et réédite images, brochures et biographies, notamment celles de Mgr Ems (1929) puis de Robert Loup (1942) rééditée jusqu’en 1970, après le décès de son auteur. Les rédacteurs en chef du journal la brandissent comme un étendard de leur cause. «L’humble couturière qui ne lisait que des livres de piété, et se mêlait aussi peu que possible de la vie du monde, n’en comprend pas moins la nécessité de disposer d’un journal défendant chaque jour nos principes, nos idées chrétiennes», écrit ainsi Pierre Barras.
Le dernier acteur, qui gère aujourd’hui le pèlerinage, est la Fondation Marguerite Bays créée en 1968 pour perpétuer sa dévotion, notamment en rachetant et en entretenant sa maison natale tombée dans un état de vétusté assez avancé. Elle organise pour cela des manifestations et récolte des fonds. Aujourd’hui c’est elle qui assure l’accueil des pèlerins, l’information et la dévotion à travers la diffusion de brochures, de livres ou encore le site internet.
Maurice Page
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