Bernd Nilles, directeur de l’œuvre d’entraide catholique suisse Action de Carême (AdC), se joint aux cris d’alarme en faveur de la protection de l’Amazonie. Il souligne que les incendies qui ravagent actuellement la forêt ont souvent pour but de favoriser son exploitation en chassant les populations indigènes qui y vivent.
«Le poumon vert de la planète est en feu»: c’est ainsi que nous voyons, en Europe, ce qui se passe en Amazonie. Par rapport à l’année dernière, il y aurait 80% d’incendies en plus. Mais sur les 15 dernières années, le nombre de feux est légèrement inférieur à la moyenne. Plus que la situation, ne serait-ce pas notre sensibilité envers l’environnement qui a changé?
Bernd Nilles: Il est vrai que le nombre d’incendies en Amazonie a atteint ce niveau très élevé de façon graduelle – Mais la situation de 2019 est tout de même l’une des plus extrêmes, avec deux fois plus de feux qu’en 2013 (source BBC). Il est également vrai que le public en général, mais aussi les médias, réagissent avec plus de sensibilité à ces nouvelles. Nous sommes tous inquiets de la progression rapide du réchauffement climatique. A Action de Carême, nous attendions et espérions depuis longtemps cette prise de conscience.
Mais il est faux de dire que le poumon de la planète n’est pas menacé. La forêt continue à être détruite, depuis des décennies – ce qui libère une énorme quantité de CO2. Et chaque nouvel incendie a aujourd’hui de lourdes conséquences. Car la forêt amazonienne produit une très grande quantité d’oxygène et a une influence globale sur le niveau des précipitations.
Vous connaissez bien l’Amérique du Sud, notamment par le fait qu’AdC y mène de nombreux projets. Selon vous, qu’est-ce qui se cache derrière ces incendies, dont 90% sont d’origine humaine?
Les incendies sont étroitement liés à une démarche de destruction de la forêt tropicale. Les zones déjà partiellement déboisées sont défrichées par le feu. La terre est ensuite utilisée pour les monocultures comme le soja ou pour faire paître les troupeaux de bovins. En même temps, ces incendies ont pour conséquences de priver les communautés autochtones et traditionnelles de leurs moyens de subsistance. Elles sont ainsi chassées et la voie est libérée pour les entreprises agricoles, les grands propriétaires fonciers et les sociétés minières.
La responsabilité du Brésil et de son président Jair Bolsonaro est toujours mise en avant. Mais la forêt tropicale brûle aussi dans d’autres pays, comme en Bolivie, dont le gouvernement a une orientation très différente. Est-il juste de stigmatiser un politicien et un Etat en particulier?
La plus grande partie de l’Amazonie est située au Brésil – environ 60%. Le président Bolsonaro a clairement fait savoir qu’il souhaitait faciliter l’exploitation économique de la région. En conséquence, la déforestation a augmenté de 88 % en juin par rapport au même mois de 2018. En juillet, le système d’alarme par satellite «Deter», de l’Institut brésilien de recherche spatiale (INPE), a signalé que la zone de déforestation probable avait augmenté de 278% en un an.
«La conscience et l’engagement de la jeunesse pour le climat donnent de l’espoir»
Le problème, c’est que pendant des semaines, le gouvernement brésilien n’a rien fait pour lutter contre les incendies et a justifié les brûlis. Il a en outre affaibli toutes les autorités chargées de la protection des forêts et des peuples autochtones. Le gouvernement brésilien est donc clairement responsable de l’aggravation de la situation actuelle. Certains feux ont bien sûr une origine naturelle. Mais ils sont exacerbés par les changements climatiques, de sorte qu’il y a maintenant des incendies massifs au-delà du Brésil, en Bolivie, au Paraguay, en Colombie et au Venezuela. Les démarches de brûlis se sont également multipliées dans presque toutes les régions d’Amazonie. A cet égard, la politique agricole du gouvernement bolivien a en effet joué un rôle négatif.
Quelle est selon vous la responsabilité de la communauté internationale, notamment de la Chine et de l’Europe?
L’industrie de l’élevage au niveau mondial, avec sa gigantesque demande de soja, ainsi que l’énorme consommation de viande dans le monde jouent un rôle central. Rien que l’année dernière, le Brésil a exporté 1,64 million de tonnes de bœuf – la plus grande quantité de tous les temps. Ces exportations ont rapporté au pays 6,57 milliards de dollars (source: Association brésilienne des exportateurs de viande bovine – Abiec). 44% de cette croissance est issue de l’augmentation de la demande en Chine et à Hong Kong. 7% de celle-ci est redevable à l’Europe.
Au vu de ces chiffres, il faut se demander si des accords commerciaux comme ceux conclus avec le Mercosur [communauté économique qui regroupe plusieurs pays de l’Amérique du Sud, dont le Brésil] sont opportuns. Devons-nous vraiment importer plus de viande et de soja du Brésil alors que nous savons que nous détruisons l’Amazonie et privons les communautés indigènes de leurs moyens de subsistance et que finalement, nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis?
On parle de l'»effet Greta», en référence à la jeune militante écologiste suédoise Greta Thunberg. L’espoir viendrait-il des nouvelles générations?
La conscience et l’engagement de la jeunesse pour le climat sont admirables et donnent de l’espoir. Mais nous devons tous être actifs, nous ne pouvons pas laisser la résolution de cette crise d’origine humaine aux générations futures. Il ne nous reste plus beaucoup de temps. La jeunesse pour le climat exige à juste titre que les adultes d’aujourd’hui – qui contrôlent la politique, l’économie et la consommation – agissent immédiatement. Cela implique, comme le propose l’encyclique du pape François Laudato si’, de redéfinir les notions de progrès, de développement et de prospérité. Parce que tout cela repose aujourd’hui aussi sur l’utilisation des énergies fossiles, auxquelles nous devrons renoncer.
Dimanche 1er septembre, le pape François a lancé, lors de l’Angélus, un appel pour la sauvegarde de la création, notamment au Brésil. Ceci peut-il avoir un effet sur le public?
Avec Laudato si’, il y a quatre ans, le pape a lancé un appel puissant pour notre maison commune et l’a confirmé avec la convocation du Synode spécial 2019 pour l’Amazonie. A AdC, nous soutenons l’appel du pape à une collaboration entre l’Église et la société en faveur de la justice sociale et écologique. Mais cela doit se faire dès aujourd’hui. Le pape prévient à juste titre qu’un échec remettrait en question notre dignité. Il nous avertit de notre incapacité à expliquer la destruction du climat à nos enfants et petits-enfants. Nous ne devons pas rendre la planète en grande partie inhabitable pour que 10% de la population mondiale puisse continuer à prendre l’avion pour partir en vacances, s’acheter des voitures, consommer de la viande, et utiliser l’énergie issue du charbon et du pétrole.
«Ceux qui bénéficient du système actuel vont mettre des bâtons dans les roues du mouvement pour le climat»
AdC propose-t-elle des projets allant dans le sens de cette sensibilité à l’environnement?
De nombreux projets d’Action de Carême visent déjà à renforcer et à autonomiser les habitants de l’Amazonie. Ce sont eux qui ont protégé l’Amazonie pendant des générations. Ils sont aujourd’hui menacés et ont besoin de notre aide, de notre protection et de notre solidarité. En Suisse et à l’étranger, nous mettons l’accent sur la sensibilisation et la mobilisation de la population. Nous exerçons également des pressions sur les politiciens pour qu’ils respectent l’objectif climatique de 1,5 degré de réchauffement. Nous tous avons les moyens, sur place, de faire la différence.
Concrètement, que pouvons-nous faire? Changer nos habitudes? Manger moins de viande? Bannir les produits à base de soja?
Nous sommes tous appelés à agir, autant dans notre quotidien que dans le domaine politique et économique. Chacun peut soutenir l'»Initiative pour les glaciers», chacun peut aller voter, s’engager, afin d’avoir, à l’horizon 2050, une Suisse au bilan climatique neutre. Même si la Suisse ne peut pas résoudre seule la crise climatique, elle doit d’abord régler les choses chez elle. Concernant la grande consommation, nous devons nous concentrer sur les aliments locaux et biologiques et limiter notre consommation de viande. Par rapport aux transports, il faut se passer au maximum de la voiture et de l’avion, en privilégiant les transports publics, surtout les trains. Pour l’énergie, nous devons en finir avec le pétrole, le charbon et le gaz. Afin de soulager la terre et son atmosphère, il faut dire adieu aux ressources non renouvelables. Nous savons que tout cela est possible, que c’est une belle ambition de vouloir vivre dans un environnement plus sain, mais nous savons aussi que cela nous demandera beaucoup de force. Surtout parce que ceux qui bénéficient du système actuel vont tenter de nous en empêcher, de nous jeter de la poudre aux yeux et de mettre des bâtons dans les roues du mouvement pour le climat. (cath.ch/com/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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