D’abord il y a le cloître, la fontaine et le cliquetis de l’eau. Le silence. Puis des dizaines de marches, toujours plus étroites, qui serpentent à travers le clocher. Le pas sûr et la soutane relevée, le chanoine Thomas Rödder grimpe l’escalier en colimaçon qui mène à l’étage aménagé en carnotzet où se dégustent les crus des chanoines. Quatre, pour être précis: un chasselas, un chardonnay, un gamay et un assemblage nommé Le Thébain, concocté pour les 1500 ans de l’abbaye, en 2015.
Car l’antique abbaye produit aussi du vin. Si elle est aujourd’hui célèbre pour son trésor, sa longévité ou son collège, il n’en demeure pas moins que les chanoines possèdent environ quatre hectares de vignes sur les coteaux ensoleillés du village voisin de Lavey, juste de l’autre côté du Rhône, en terres vaudoises. Confiée aux bons soins d’un vigneron de la région, la production viticole se décline en neuf crus, trois blancs, cinq rouges ainsi qu’un vieux marc. «Une production assez limitée», concède le chanoine Rödder, à «usage interne», soit pour les 32 chanoines de la communauté. «Et quelques bouteilles que nous mettons en vente uniquement à la boutique de l’abbaye», complète Jennifer Genovese, directrice du parcours de l’abbaye et initiatrice du projet Veni, Vidi, Bibi.
«Nous ne proposons pas une offre, mais une expérience». La jeune trentenaire a le sens de la formule. Veni, Vidi, Bibi est une proposition œnotouristique conjuguant visite de la ville, de l’abbaye, de son trésor et dégustation de ses vins. Il s’agit donc de goûter aux fruits des vendanges d’aujourd’hui, mais aussi à l’histoire millénaire du lieu, faite de vignes, de foi, de pierres séculaires et de tremblements de terre. Comme celui de 1611 qui détruisit la basilique toute entière sauf… le clocher, justement, dont les fondations datent du XIIe siècle.
La culture du vin remonte à la fondation de l’abbaye, en 515. Le domaine a connu son expansion maximale au XIVe siècle: 65 hectares répandus jusqu’aux portes de la capitale valaisanne. «Les statuts de 1245 précisent que tous les chanoines devaient recevoir chaque vendredi un setier de vin, explique Jennifer Genovese. Soit 32 litres». Etonnant. Pourquoi autant? «Il faut se replonger dans le contexte, explique le chanoine Rödder. Chaque prêtre avait son entourage: des domestiques, des ouvriers, parfois une charge de paroisse. Ces 32 litres ne lui étaient pas exclusivement réservés», sourit-il.
Un verre à la main, entre les chips et les pierres médiévales, l’ambiance est sans pareil. «Les gens se mettent spontanément à chuchoter dans ces hauteurs du clocher», confie le chanoine Rödder. C’est qu’on ne voudrait pas déranger l’office choral ou la prière des pèlerins. «Ne vous inquiétez pas, rassure l’homme de Dieu, la cohabitation se passe à merveille». En effet, le palier sur lequel se déroule la dégustation se situe au-dessus du toit de l’Eglise. Il est aussi complètement insonorisé. Impossible donc, pour qui récite pieusement son chapelet, d’entendre les verres s’entrechoquer ou les bouteilles se déboucher joyeusement.
Environ 200 personnes ont déjà profité de l’offre depuis son lancement en avril 2018. Des sorties d’entreprises, des associations ou de simples curieux, détaille Jennifer Genovese. Les chanoines, jadis vignerons-encaveurs, se sont aujourd’hui initiés à l’art de la dégustation. Deux d’entre eux, entourés d’une équipe professionnelle, évoquent donc régulièrement devant un public intéressé le gypse qui fait du chasselas un vin très «minéral» ou le soleil captif du chardonnay.
Et au-delà de la poésie propre à la vigne, c’est aussi pour les chanoines l’occasion de partager un peu de leur quotidien et de leur foi, dans le respect des sensibilités et des croyances de chacun. L’occasion de dire par exemple que, dans leur vie comme dans l’Evangile, le vin reste associé à la joie. On sortira une bonne bouteille pour marquer une fête liturgique – comme la Saint-Maurice – ou tout simplement pour fêter un confrère. Et puis ce vin, c’est aussi celui dont les chanoines se servent pour célébrer l’eucharistie. «Ce n’est pas rien, confie le chanoine Rödder, c’est un peu une partie de nous-mêmes qu’on dépose sur l’autel». (cath.ch/pp)
Pierre Pistoletti
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