Lorsque Anne-Françoise Rouche rencontre le monde du handicap, ce fut «la révélation humaine de sa vie». «J’ai fait une rencontre primordiale dans ma vie … avec la fragilité». L’éducatrice découvre rapidement que les personnes handicapées ont des compétences et surtout des choses à dire et à montrer. «Au lieu de parler de leur manque, moi j’ai vu leur potentiel, la liberté de création qu’ils ont en eux et j’avais envie de les aider à l’exprimer, pour leur donner aussi confiance en eux.»
Elle commence d’abord par animer un petit atelier d’expression artistique avec un autre éducateur. Puis ce projet a pris une telle ampleur qu’il est devenu «un vrai projet de vie».
Depuis plus de vingt ans, Anne-Françoise se bat pour que ses élèves soient reconnus comme artistes. Elle s’emploie surtout à leur donner une image positive d’eux-mêmes, à leur permettre d’exprimer leur fragilité au monde. Faire en sorte aussi qu’on ne les voit plus uniquement à travers leur dépendance, leur faille mais par ce qu’ils peuvent réellement apporter à la société.
Qu’est-ce que l’art brut?
Anne-Françoise Rouche: C’est une expression inventée par Jean Dubuffet en 1945 mais dont il a lui-même remanié la définition au fil du temps. On classe dans l’art brut toute production émanant d’une personne «sans culture» artistique. Aujourd’hui, on l’utilise souvent à tort et à travers. On peut qualifier d’art brut les œuvres produites par des personnes sans formation académique, des marginaux, des malades psychiatriques ou des personnes avec un handicap mental. Des individus porteurs d’une fragilité intellectuelle, émotionnelle, vivant dans une grande précarité et un grand isolement, hors des normes habituelles du monde de l’art.
«J’aime aller là où on ne va pas avec des personnes handicapées». Anne-Françoise Rouche
Pour eux, la création est une nécessité et un plaisir avant tout, ils ne conceptualisent pas à l’avance. Ne cherchent pas à plaire, ni à suivre les tendances du marché de l’art. Leur production est marquée par la liberté et la sincérité. Trois de nos artistes au foyer sont en ce moment exposés à New-York et cela ne leur procure aucune joie. Ce n’est pas important pour eux. Mais pour d’autres bien, cela contribue à renforcer une image positive de leur travail et d’eux-mêmes. Ce sont aussi des personnes qui sont incapables de travail sur commande.
Comment parler du beau et du sacré avec des artistes handicapés?
La notion du beau, ils l’ont en eux avec leur propre référentiel, très différent parfois du nôtre. Ils ont des préférences bien marquées, souvent orientées vers le kitsch, vers des objets très colorés. Au S Grand Atelier [où travaillent les artistes, ndlr], nous essayons d’aiguiser leur regard au quotidien à cette question, aux raisons qui les attirent vers tel ou tel objet, ils ont ainsi beaucoup évolué dans leur rapport personnel au beau, à la question de l’esthétique. Aborder le sacré, Jésus, Dieu, c’est compliqué, ce sont des concepts et des réalités bien trop abstraites pour eux. Mais chez nous, nous avons remarqué que chacun avait des souvenirs en lien avec la religion, qui sont à la base de leur production.
A travers leurs œuvres, ils peuvent traduire un ressenti, une sensibilité en lien avec ces souvenirs. Pour autant, ils ont réfléchi et certains ont même exprimé l’injustice que représentait pour eux la crucifixion de Jésus. Leurs commentaires sont parfois un peu décalés, leur approche est bien entendu tronquée, et on ne pourra jamais vraiment comprendre ce qui se passe en eux, sur le plan émotionnel et spirituel. L’un de nos artistes se rend chaque dimanche à la messe, il en connait la gestuelle par cœur. Chez lui, la spiritualité est complètement intégrée, comme en témoigne sa série de portraits de Jésus.
Et comment parler de l’interdit? Les laissez-vous créer sans limites?
Nous partons du principe que rien n’est interdit, nous ne pratiquons donc pas de censure dans leur création. Nous travaillons actuellement sur un projet autour de la sexualité, un sujet qui les travaille beaucoup aussi. Chacun reste bien entendu libre de rejoindre ce projet ou pas. Et nous le faisons en accord avec les familles. Nous sommes bien sûr attentifs aux conséquences qu’un tel projet peut avoir sur leurs pulsions et leur rapport avec les autres. Ils doivent comprendre que l’atelier est un lieu de création et de liberté, tandis que le foyer est un lieu de vie cadré, avec ses limites et ses règles. Mais nous ne voulons pas leur mettre des barrières, ce sont avant tout des adultes, comme nous.
Ce qui est formellement interdit, c’est de casser la création de l’autre, de manquer de respect envers les autres et leurs œuvres. La violence est totalement proscrite, sauf si elle s’exprime à travers leur création personnelle. Nous restons vigilants mais surtout bienveillants. J’aime aller là où on ne va pas avec des personnes handicapées, et nous avons abordé des sujets comme la BD, soi-disant trop conceptuelle, et la guerre, réalité bien concrète à laquelle ils sont confrontés de par le passé historique de notre région. (cath.ch/cathobel/
Pierre Pistoletti
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