Au moins 500’000 femmes auraient été violées ces deux dernières décennies en RDC. Le viol dans l’Est du pays est devenu une arme de guerre pour détruire une population. Une arme utilisée par tous les groupes armés: rebelles hutu et combattants maï maï, insurgés rwandais ou forces gouvernementales congolaises, qui commettent leurs crimes en toute impunité.
Moins de 1% de ces victimes portent plainte, poursuit Bernard Ugeux, car le système judiciaire dans la région est corrompu. «De plus, il faut payer pour faire une déclaration à la police, payer l’essence du véhicule si l’on veut qu’elle se déplace pour enquêter. Les victimes, la plupart du temps, n’en ont pas les moyens!»
Docteur en théologie et en anthropologie, professeur d’Université, le Père Ugeux a notamment dirigé l’Institut de science et de théologie des religions à Université catholique de Toulouse. Il enseigne actuellement la philosophie et la théologie au séminaire des Pères Blancs dans la capitale de la province du Sud-Kivu, Bukavu, ville frontalière du Rwanda, sur la rive sud-ouest du lac Kivu.
Le missionnaire travaille dans la formation continue des religieux, mais également dans l’accueil et la réintégration des survivantes qui ont subi des violences sexuelles, au sein du réseau «Germes d’Espérance» basé à Bukavu.
Dans son travail de prévention et de soin de reconstruction des personnes survivantes de violences sexuelles dans les zones de conflit de l’Est de la RDC, le missionnaire français est en lien avec le docteur Mukwege, Prix Nobel de la paix, connu comme «le médecin qui répare les femmes».
Le Père Ugeux dénonce ces violences, qu’il qualifie de formes d’esclavage que le pape François a dénoncées comme «crimes contre l’humanité». La région des Grands Lacs est depuis plus de 20 ans le théâtre de massacres et de violences basées sur le genre. Les femmes et les jeunes filles sont les premières cibles des viols en réunion et des enlèvements par des groupes armés. Le docteur Mukwege insiste sur l’expression de «viol comme arme de guerre».
Dans certains cas, l’utilisation de différentes formes de violences n’a pas pour objectif premier le plaisir sexuel: elles visent surtout à contrôler ou à détruire le tissu social et humain d’une population, comme cela a été le cas ces dernières années, notamment en Bosnie, en Syrie, ainsi que dans d’autres régions du monde.
Parmi les violeurs se trouvent aussi des hommes armés qui cherchent des compensations sexuelles alors qu’ils sont en opération loin de leur famille ou des lieux officiels de prostitution. Dans ce cas, la cause des viols est principalement sexuelle.
Dans certaines zones à l’Est de la RDC, les communautés sont en effet la proie permanente de toutes sortes d’hommes armés en uniforme, qui proviennent de multiples groupes ou de l’armée régulière. «Les femmes sont non seulement violées, mais elles le sont en public et en réunion, la plupart du temps en présence de leur mari et de leurs enfants. Il y a aussi des tortures en rapport avec les organes de la reproduction, parfois l’assassinat du mari, l’enlèvement des filles comme esclaves sexuelles avec, pour finir, le pillage de tous les biens et la destruction de leur habitation».
La banalisation du viol a provoqué sa diffusion en toute impunité dans la société civile et jusqu’au sein des familles, dénonce-t-il.
Cette forme de violence est devenue un modèle de comportement dans ces sociétés et ces cultures profondément déstructurées, où les valeurs, les normes, les lois sont de moins en moins intériorisées. On assiste à la transgression de tous les interdits, dont celui de l’inceste. Ces sociétés manquent de modalités de contrôle de conformité morale et juridique, comme de sanction des comportements déviants, d’où un sentiment d’impunité très répandu. «Cela va au-delà d’éventuelles perversions individuelles, au-delà des simples pulsions sexuelles individuelles. Il faut une approche systémique».
Parmi les objectifs de ces violences sexuelles, il y a la volonté d’humilier et de dominer une population en détruisant la cellule familiale. «Il peut s’agir d’actes de génocide comme des actes de conquête ou de déstabilisation de sociétés et de cultures de la part d’une autre population ou ethnie».
Dans certains cas, il s’agit d’imposer le pouvoir de chefs de guerre par la terreur pour un contrôle territorial, de réduire en esclavage des populations qui vivent dans des régions riches en matières premières et en ressources minières (par exemple l’or, les diamants ou le coltan). Le viol peut alors être organisé de façon systématique en vue de pratiquer la politique de la terre brûlée en chassant des populations de leur terre.
Ces femmes ou jeunes filles, qui subissent ce genre de violences, gardent pour la plupart le secret sur ce qu’elles ont vécu, alors qu’elles devraient recevoir un suivi médical dans les 48 heures. «Ce suivi est pourtant nécessaire pour qu’on puisse faire un constat des violences, évaluer s’il y a une contamination, et dans le cas de viol en réunion si elles ne souffrent pas de fistule».
Pour les survivantes, il y a une double peine: celle des violences et celle de la stigmatisation. C’est pourquoi, certaines femmes n’osent pas en parler, par peur du rejet par le groupe social et de la répudiation par leur mari. «Elles sont sujettes à la crise de l’estime de soi, à un sentiment de culpabilité, de perte de leur dignité, surtout quand ce qui leur est arrivé est connu publiquement, un sentiment de souillure, de perte d’identité sociale en tant que mère, épouse, membre honorable de la société…»
A cela s’ajoutent les conséquences médicales – «parfois le sida, dans certains cas systématiquement propagé par les assaillants» – et psychologiques, qui peuvent aller jusqu’à un état de stress post-traumatique (ESPT). Pour les mineures enlevées comme esclaves sexuelles, il y a en plus la perte de leur virginité, l’éloignement parfois définitif de leur famille, le sentiment de n’être qu’un objet sexuel et l’expérience d’une insécurité totale à cause des combats. Sans compter souvent une ou plusieurs grossesses et le problème de l’acceptation de l’enfant né du viol.
«Certaines arrivent à fuir le camp où elles sont détenues. Si elles sont rattrapées, elles sont torturées et assassinées (parfois enterrées vivantes) face aux autres filles, pour les décourager à fuir». Quant aux hommes et aux garçons qui ont été victimes de violences sexuelles, ils ont souvent beaucoup plus de mal à le reconnaître et à demander de l’aide à une institution. «Il y a des disparitions volontaires ou même des suicides».
Pour le Père Ugeux, la doctrine sociale de l’Eglise et une éthique des affaires sont des outils indispensables pour la prévention des violences et la reconstruction de ces communautés et de ces personnes traumatisées. Car, outre les violences suscitées par le désœuvrement généralisé de la jeunesse – «sans aucun avenir professionnel ou familial, trop de jeunes rejoignent alors volontairement des groupes armés» – le missionnaire dénonce le rôle néfaste des sociétés multinationales. «Elles cherchent uniquement à maximiser leurs profits, en fermant les yeux sur leur impact environnemental et social».
«Comme beaucoup de violences sont pratiquées par des groupes armés financés par l’étranger, nous devons d’abord contraindre les sociétés multinationales à déclarer les taxes qu’elles paient et l’origine des minerais qu’elles exportent… La violence est utilisée pour contrôler les régions concernées où l’Etat est absent».
Le Père Ugeux voit les complicités dans et hors du pays: complicités entre les multinationales et les Etats européens, américains et asiatiques qui importent les minerais stratégiques et les terres rares, sans oublier les Etats limitrophes qui servent d’intermédiaires et tirent profit de ce trafic. «Ce sont souvent ces entreprises qui entretiennent les milices avec leurs exactions. De leur côté, les consommateurs doivent veiller au commerce équitable et aux investissements éthiques de leurs banques». Car pour lui, il y a en RDC, «trop d’entreprises cyniques qui, pour un profit immédiat, ciblent les pays où l’état de droit est quasiment inexistant». JB
Le Père Ugeux déplore qu’en RDC, la plupart des hommes politiques et hommes d’affaires prédateurs, qui exploitent les plus faibles, soient «des catholiques issus de nos écoles et universités».
Pour le théologien, il s’agit de «mener un plaidoyer proactif et de promouvoir une éducation du peuple de Dieu – et particulièrement des jeunes – à la doctrine sociale de l’Eglise, qui est malheureusement largement ignorée, notamment par les élites et ceux que l’on retrouve souvent au premier rang dans les églises». Cela concerne notamment les droits de l’homme, le respect de la vie humaine, la non-violence, les relations hommes-femmes, et en particulier les droits de la femme et les droits des enfants.
Il s’agit aussi, dans une société où règne le machisme, de promouvoir une masculinité positive. «Le clergé doit être un exemple en matière de respect des personnes vulnérables», lance-t-il, tout en reconnaissant qu’il reste là beaucoup à faire! «Il faut mettre en question les pratiques patriarcales qui dévalorisent les femmes dans la société et dans l’Eglise…» (cath.ch/be)
Jacques Berset
Portail catholique suisse
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