Le «numéro deux» du Patriarcat de Moscou participait le 1er juin 2019 à la conférence «Russie – Ukraine – Biélorussie: un espace civilisationnel commun», organisée par le Centre d’études des Eglises d’Orient St-Nicolas de l’Université de Fribourg. Dans une interview accordée à cette occasion à cath.ch, le métropolite Hilarion, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou (DREE), a déploré l’interventionnisme de l’ex-président Porochenko dans les affaires internes de l’Eglise orthodoxe, «ce qui a créé une grande division dans le pays».
Il souligne que l’ancien président ukrainien a fait appel au patriarche de Constantinople Bartholomée pour que les orthodoxes ukrainiens – membres de l’Eglise orthodoxe ukrainienne (EOU), autoadministrée, mais conservant un lien canonique et spirituel avec le Patriarcat de Moscou – aient une Eglise nationale détachée de Moscou, dite «autocéphale».
Porochenko a milité auprès de Bartholomée pour obtenir un décret [tomos, en langage ecclésiastique] sanctionnant la création d’une nouvelle Eglise orthodoxe d’Ukraine. Le 15 décembre 2018, un hiérarque de l’Eglise de Constantinople et Porochenko ont présidé «un prétendu ‘concile de réunification'», souligne le métropolite Hilarion.
A cette occasion, «deux groupes orthodoxes schismatiques» [l’Eglise orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Kiev (EOU-PK), dirigée par Philarète Denissenko, qui avait été excommunié par le Patriarcat de Moscou, et Makariy Maletych, patriarche de l’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne], fusionnèrent. Le Patriarcat de Constantinople lui a reconnu immédiatement le titre de «métropolie de Kiev et de toute l’Ukraine».
«Tout cela se fit dans le mépris le plus total de l’Eglise orthodoxe canonique ukrainienne, dirigée par le métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine Onuphre, laquelle avait déclaré dès le début qu’elle rejetait ces décisions. Sur les 90 évêques de l’Eglise canonique, seuls deux se décidèrent à rejoindre la nouvelle structure schismatique. Le 6 janvier 2019, le patriarche Bartholomée remit au chef de cette structure un soi-disant ‘tomos’ d’autocéphalie, alors que l’Eglise orthodoxe ukrainienne n’a jamais demandé l’autocéphalie».
Porochenko pensait, en utilisant la religion pour des motifs politiques nationalistes, qu’il allait ainsi assurer sa réélection, mais, souligne le chef du DREE, cela n’a pas marché. «Il a beau eu parcourir l’Ukraine en brandissant le fameux ‘tomos’, la majorité des Ukrainiens ne l’ont pas suivi. Ils sont davantage préoccupés par la difficile situation économique du pays et le conflit dans le Donbass, dont ils souhaitent la fin. Ils veulent aussi que soit respectée la Constitution, qui dispose que les Eglises et les organisations religieuses en Ukraine sont séparées de l’Etat».
«Seule une minorité active poursuit la saisie d’églises orthodoxes appartenant à l’Eglise canonique. «Nous avons plus de 12’000 paroisses et 200 monastères, mais ces derniers mois, les schismatiques, soutenus par le gouvernement Porochenko, se sont emparés de 180 églises. Ce n’est pas un grand nombre, mais cela pose un grand problème pour ces communautés qui se voient ainsi dépouillées, par des actions accompagnées de violences. Les fidèles n’ont souvent plus de locaux, ils sont contraints de prier à l’air libre».
Avec le changement de gouvernement, la situation n’est pas encore clarifiée, car il existe toujours deux lois discriminatoires voulues par ministère de la Culture et adoptées par la Rada suprême (le Parlement ukrainien) visant l’Eglise canonique ukrainienne. Cette dernière, sous peine de sanctions, a l’obligation de se faire réenregistrer sous le nom d‘Eglise orthodoxe russe en Ukraine, «alors que ses fidèles sont ukrainiens, et pas russes». Le 20 décembre 2018, la Rada a ainsi adopté une loi permettant de modifier la dénomination des organisations religieuses «qui font partie de structures religieuses dont le centre de direction est situé hors de l’Ukraine, dans un Etat reconnu par la loi comme poursuivant une offensive militaire contre l’Ukraine et/ou occupant provisoirement une partie du territoire de l’Ukraine».
«Cette loi est dirigée directement contre l’Eglise orthodoxe ukrainienne, afin de lui interdire de se nommer ‘ukrainienne’, bien qu’elle soit la plus ancienne et la plus importante des organisations religieuses du pays, et qu’elle unisse des millions de citoyens ukrainiens. La seconde loi prétend légaliser la saisie de ses églises et de ses monastères. Les autorités locales et les organes du maintien de l’ordre ont reçu des recommandations les incitant à favoriser au maximum le transfert des communautés de l’Eglise orthodoxe ukrainienne «vers la structure schismatique».
«Les communautés peuvent décider à laquelle des structures elles veulent s’affilier, mais il n’y a pas de listes des paroissiens. Ainsi un groupe d’une cinquantaine d’activistes peut venir en bus de n’importe où et décider, dans un vote fictif, à qui appartient la paroisse. Avant cette loi discriminatoire, ce n’était pas possible. Mais c’est une affaire politique, car la majorité des gens en Ukraine n’est pas antirusse. Près de la moitié du pays parle russe…»
Entre le 16 décembre 2018 et mars 2019, seuls 42 «transferts» de communautés religieuses de l’EOU à la nouvelle Eglise ukrainienne ont été volontaires, souligne le métropolite Hilarion. «Durant la même période, 55 usurpations violentes d’églises ont eu lieu, sur la base de ‘référendums’ illégaux des communautés territoriales. Pas moins de 137 églises sont toujours menacées: leurs communautés religieuses, le recteur en tête, ont pris la décision de rester dans la juridiction de l’EOU, mais les communautés territoriales ont voté le transfert de l’église à la nouvelle structure».
«A plusieurs occasions, des centaines de schismatiques se sont attaqués à des paroisses, frappant vieillards et femmes, empêchant toute prise de vue. La police, présente lors des faits, n’est pas intervenue, et le ministère de la Culture a qualifié ces incidents de ‘manigances des services secrets russes’. Tout de suite après la victoire de Vladimir Zelenski aux élections présidentielles, le nombre de saisies d’église a brutalement diminué. Dans plusieurs cas, des mesures ont été prises pour empêcher des abus. «Le nouveau président n’est pas affilié à une confession. Il a affirmé qu’il n’allait pas intervenir dans les affaires religieuses, mais plutôt tenter d’améliorer la situation économique du pays, et c’est cela avant tout qu’attendent les gens». JB
«Quand le patriarche Bartholomée a décidé de légaliser les schismatiques, il ne voulait pas que le soi-disant patriarche Philarète soit le primat de la nouvelle structure. Philarète a dit que cela n’était valable que pour l’extérieur, mais qu’en fait, en Ukraine, il pourrait continuer de rester ‘patriarche’, le ‘Patriarcat de Kiev’ n’étant pas dissous, alors qu’il n’a plus que le titre de métropolite de Kiev… Mais Epiphane Doumenko, élu primat de la nouvelle Eglise orthodoxe d’Ukraine, conteste les prétentions de Philarète, qui n’est plus, souligne-t-il, que ‘patriarche honoraire'».
Le métropolite Hilarion relève encore que cette nouvelle structure est une sorte «d’hydre à deux têtes» avec une hiérarchie faite de personnes anathématisées ou n’ayant pas été ordonnées selon la succession apostolique. Elle n’est pas reconnue par le monde orthodoxe et n’a pas reçu la totale autocéphalie, puisqu’elle dépend en réalité du Patriarcat de Constantinople. «Ces derniers temps, le conflit entre eux a éclaté, comme on pouvait s’y attendre, ce qui entraînera visiblement un nouveau schisme à l’intérieur du schisme». JB
Le chef du DREE regrette aussi que l’Eglise gréco-catholique, qui a soutenu la séparation de l’Eglise orthodoxe d’avec Moscou, «soit plus près des schismatiques que de l’Eglise canonique, et c’est une grosse erreur!». Et de rappeler que la déclaration signée le 12 février 2016 à La Havane par le pape François et le patriarche de Moscou Cyrille soulignait que «la méthode de l’uniatisme du passé, comprise comme la réunion d’une communauté à une autre, en la détachant de son Eglise, n’est pas un moyen pour retrouver l’unité».
Le pape François venait de clairement répéter le rejet de l’uniatisme comme méthode pour obtenir l’unité des Eglises. «Mais Sviatoslav Schevchuk, primat de l’Eglise gréco-catholique d’Ukraine, avait aussitôt déclaré: nous avons survécu à de nombreuses déclarations, et on survivra aussi à celle-ci», lance le métropolite Hilarion. JB
En ce qui concerne une éventuelle visite du pape François à Moscou, le métropolite Hilarion souligne que les conditions ne sont pas réunies: «Ce n’est pas pour le moment sur l’agenda de nos relations bilatérales. Beaucoup, au sein de notre Eglise, que ce soient des évêques, des prêtres ou des fidèles, ne sont pas prêts à le recevoir. Nous n’aimerions pas que nos relations soient endommagées par de telles attitudes. Nous préférons avancer lentement, avec prudence!» Et de relever que les relations entre l’Eglise catholique romaine et l’Eglise orthodoxe russe «suivent une évolution positive».
En 2017, a-t-il souligné, les reliques de saint Nicolas ont pu être exposées à Moscou et à Saint-Pétersbourg. «Cela a été pour nous un évènement d’une immense portée spirituelle, rendu possible grâce à la rencontre de La Havane entre le patriarche Cyrille et le pape François. Deux millions et demi de personnes ont vénéré ces reliques, les gens faisaient des journées entières de queue, par tous les temps… On a besoin de ce type d’événements pour consolider nos relations!» (cath.ch/be)
Jacques Berset
Portail catholique suisse
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