«Je rentrerai avant la nuit». Tels sont les mots lancés par Cédric à sa femme Sophie, le 28 mai 1998. Puis c’est l’accident. «Je revois encore ce jeune médecin urgentiste qui l’emmène au bloc et ne veut me donner aucun pronostic: «Vous devez attendre» «Sa vie n’est pas en danger n’est-ce pas? «Si»
«Non ce n’est pas possible, on ne meurt pas à 30 ans quand on vient de se marier. On ne meurt pas de faire du vélo.» Cédric ne mourra pas, mais il restera cérébro lésé et lourdement handicapé. Sophie Barut s’est accrochée. Vingt ans plus tard elle raconte son histoire dans un livre qu’elle a présenté au 33e Salon du livre de Genève, le 2 mai 2019. «Je me bats contre le handicap de mon mari.»
Pourquoi avoir écrit ce livre sur ces vingt ans d’espoir et de lutte?
Au moment de l’accident de mon mari, je n’avais que 25 ans et je n’ai pas trouvé alors de témoignages d’espoir pour me soutenir. En publiant le mien, 20 ans plus tard, j’espère pouvoir offrir un service à d’autres personnes qui vivent un tel drame. La deuxième raison était de transmettre à nos enfants un récit de notre vie avant l’accident de leur père. Car ils ne l’ont jamais connu autrement. Enfin la troisième raison se rattache aux attentats terroristes de Paris en 2015. J’ai ressenti alors que je devais dire que la religion n’est pas qu’un vecteur de la violence. Ces événements m’ont poussé à me livrer. Cela m’a beaucoup aidé.
Comment s’est faite cette décision de prendre la parole?
Il y a six ans, un journaliste qui menait une enquête sur la situation des familles de personnes handicapées est venu à la maison. Il a posé beaucoup de questions pratiques sur ma vie avant et après l’accident. J’ai alors rouvert le journal intime que je tenais à ce moment là et dans lequel j’avais consigné mes pensées et mes émotions. Je me suis dit que je devais et que je pouvais désormais en parler. Notre parcours n’est pas écrit d’avance.
Comment avez-vous réagi après l’accident?
Nous étions jeunes et pleins de projets. Ma première réaction a été une profonde révolte. Puis j’ai compris que si je restais dans la colère, elle me détruirait. Il fallait accepter la vie et faire de chaque jour une nouvelle victoire au rythme des progrès de mon mari. Je ne voulais pas le quitter quelques mois après notre mariage pour le meilleur et pour le pire. J»avais vécu le pire, le meilleur serait à venir. Cela nous a poussés à aller vers l’essentiel, à choisir les priorités, à cultiver l’amour et l’amitié. Le bonheur est une décision.
Vous racontez aussi que l’épreuve et la souffrance peuvent aider à grandir.
La foi m’a aidé à retrouver confiance dans la vie, à imaginer une cohérence. Non, la vie n’est pas absurde. Il n’y a pas de fatalité, mais tout peut concourir au plus grand bien. Le parcours n’a pas été linéaire. Il a connu ses hauts et ses bas. Mais il s’agit d’habiter le présent et de regarder vers le bout du chemin. J’ai dû choisir de ne pas être une victime. Je ne pouvais pas rendre mon mari heureux, si je n’étais pas heureuse et équilibrée. La prière et les rencontres m’ont beaucoup aidée.
Vous avez pu compter sur votre famille et sur de nombreuses amitiés.
Quelques mois après l’accident de Cédric, je devais le nourrir à la petite cuillère. Je ne rencontrais que son regard vide, sans communication. J’ai été envahie par une angoisse profonde. Je ne pourrais pas rester une garde-malade toute ma vie. J’ai fui la maison et je me suis rendue chez une amie. Elle m’a prise dans ses bras et m’a dit simplement: «Tu n’es pas toute seule». Cette phrase presque banale m’a redonné la force nécessaire.
Plus tard, vous avez même pu fonder une famille.
Oui, cinq ans après l’accident, Cédric avait récupéré suffisamment de capacités physiques et mentales pour que nous puissions envisager d’avoir un enfant. Finalement nous en avons eu quatre. Dès leur naissance, ils ont toujours eu un papa handicapé. Ce fut assez naturel pour eux, d’autant qu’il leur est très présent. Vers l’adolescence, sont venus les pourquoi, auxquels nous n’avions que peu de réponses. Mon travail a été de leur montrer combien ils avaient un papa exceptionnel par son courage et sa ténacité. Nous avons aussi pu compter sur le soutien de psychologues, alors que j’imaginais que j’étais une bonne mère qui n’en aurait jamais besoin. Aujourd’hui, la situation s’est apaisée.
Vous insistez aussi sur le goût de l’art et de la beauté.
Lors de notre mariage, j’étais architecte d’intérieur et mon mari graphiste. Nous avions en commun ce goût pour l’art et la culture. J’ai gardé mon métier qui me permettait de sortir et de voir autre chose. Ce n’est qu’ au moment où j’ai eu mon quatrième enfant que j’ai cessé mon activité professionnelle. Mais je ne voulais pas rester à la maison. Je me suis donc orientée vers une activité artistique, en particulier la sculpture sur argile que j’aimais depuis mon enfance. Je sculpte des personnages, surtout des enfants. Je trouve qu’ils expriment à la fois la fragilité et la force de la vie. Ma dernière sculpture s’appelle d’ailleurs ‘vivre’
Estimez-vous que le regard sur les handicapés a changé?
Jeune femme, je ne connaissais pas de personnes handicapées et je n’en fréquentais pas. Un an ou deux après l’accident de Cédric, je l’ai emmené au cinéma. J’ai demandé à une dame assise là, si elle voulait bien me céder sa place afin que je puisse m’asseoir à côté de lui. Elle nous a répondu sèchement qu’elle avait payé son billet et qu’il n’en était pas question. Nous avons été tellement choqués que nous avons quitté la salle, avant d’être rattrapés sur le trottoir par quatre personnes qui avaient été témoins de la scène et qui avaient forcé la dame à se déplacer. J’ai été très émue de ce geste de justice.
Aujourd’hui les handicapés sont beaucoup mieux acceptés dans le paysage, si je puis dire. Le simple fait qu’il puissent disposer de transports publics ou de taxis adaptés est un grand soulagement. Cédric peut ainsi sortir tous les jours.
Les gens nous apportent facilement leur aide. Même si un traumatisé cérébral peut faire un peu peur. Comme Cédric souffre d’amnésie partielle et ne s’exprime qu’à voix très basse, il peine à comprendre et à se faire comprendre. Faute de mémoire, il est vite désemparé, ce qui est source d’énervement, car il a conservé tout son jugement. Mais indéniablement le regard sur le handicap est devenu plus bienveillant. Il est important aussi de comprendre ce que vivent les personnes handicapées, c’est pourquoi mon livre contient une série de poèmes que j’ai sélectionnés parmi ceux que Cédric a écrits. (cath.ch/mp)
Sophie Barut: Je rentrerai avant la nuit, Paris, 2018, 180 p., Editions Nouvelle Cité
Maurice Page
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/sophie-barut-je-me-bats-contre-le-handicap-de-mon-mari/