En réunissant trois anciens ministres, un Allemand, une Française et un Italien, les organisateurs du colloque, tenu au siège de la Conférence des évêques de France, ont donné la parole à des personnalités qui ont été des acteurs directs de la construction européenne. Issus de cultures politiques différentes, Thomas de Maizière, Sylvie Goulard et Enrico Letta ont développé divers angles d’approche possibles du bien commun européen.
Convoqué par les conférences épiscopales de France, d’Allemagne et de Suisse, en vue des élections européennes de mai 2019, le Dialogue sur le bien commun européen a rassemblé quelque 80 personnes les 25 et 26 mars 2019, à Paris.
«Depuis Aristote et Thomas d’Aquin, qui le reprend au Moyen-Age, nous savons que le bien commun n’est pas la somme des intérêts et des besoins individuels», a précisé Thomas de Maizière. Pour l’ancien ministre de l’intérieur de la République fédérale d’Allemagne de 2013 à 2018, il faut plutôt prendre la chose par l’autre bout. Le bien parce qu’il est commun peut servir au bien individuel. Vouloir faire du bien commun une promesse personnelle de bien-être pour tous les citoyens de l’Union européenne, c’est faire fausse route. Une telle promesse n’est évidemment pas tenable. C’est ce qui explique probablement la défiance vis-à-vis de l’Europe dont témoigne le Brexit et les replis nationalistes dans divers pays.
En se présentant essentiellement comme une entité morale, garante de la paix et facteur obligé de progrès, l’Europe est condamnée à décevoir, estime avec un peu de provocation Thomas de Maizière. La paix ne constitue plus une légitimation évidente pour les générations qui n’ont pas connu la guerre. L’idée de progrès ne pèse pas très lourd face aux pertes de pouvoir d’achat, à la crise migratoire, ou au chômage massif. Rattacher l’Europe à ses racines chrétiennes est peut-être juste, mais là encore cela n’aide pas beaucoup.
Pour le politicien allemand, parler de bien commun européen est assez délicat car le bien commun ne peut s’exercer que dans un espace déterminé, en l’occurrence celui de l’Etat national. Il n’y a pas de peuple européen, mais des peuples dont les intérêts sont parfois divergents. La crise de la dette grecque l’a clairement démontré.
«Ce qui est bon aujourd’hui, ne le sera pas nécessairement demain»
Décider si le droit européen a la prééminence sur le droit national revêt donc une grande importance. Le principe de subsidiarité qui place la décision à l’échelon le plus bas possible devrait être la règle. Mais force est de constater que son interprétation diverge entre un Etat fédéral comme l’Allemagne et la République française une et indivisible.
Plus globalement, le bien commun de l’Europe peut aussi se heurter à celui d’autres comme la Chine, la Russie, les Etats-Unis ou la Turquie.
Le bien commun comporte en outre une dimension temporelle. Ce qui est bon aujourd’hui, ne le sera pas nécessairement demain. Si le bien commun se conjugue au présent, il doit néanmoins porter en lui la responsabilité pour les générations futures dans une perspective durable.
Face à ses limites individuelles, territoriales et temporelles, Thomas de Maizière plaide pour un bien commun qui se limite à quelques principes essentiels fondés sur la dignité humaine. Le bien commun devient donc plus un processus qu’un concept. Il se conçoit dans le dialogue, le consensus et le compromis. Pour lui, c’est probablement là que les Eglises et les chrétiens ont leur rôle à jouer.
Sylvie Goulard, éphémère ministre aux Armées d’Emmanuel Macron, mais surtout ancienne députée européenne, défend une vision plus idéale et plus positive du bien commun. Pour elle, la construction européenne reste une des plus grandes aventures de l’humanité. La libre circulation des biens et des personnes dans l’espace Schengen et l’introduction de l’euro comme monnaie unique n’étaient, il y a quelques décennies, que des rêves utopiques pour ne pas dire farfelus. Malgré leurs imperfections, ces deux systèmes fonctionnent. De même, L’Europe des échanges scientifiques et technologiques est un incontestable succès.
L’Europe, comme le reste du monde, est confrontée aujourd’hui à trois défis majeurs: la numérisation, le changement climatique et l’évolution démographique. Y faire face demande un véritable effort. Il s’agit d’abord de travailler sur les différences de culture politique afin de comprendre les positions et les décisions des autres. «Or cette attitude tend à se perdre.»
Dès lors, quelles pierres les chrétiens et les Eglises peuvent-ils apporter à la construction du bien commun, s’interroge Sylvie Goulard. La protection de la création et de la créature humaine représente un point d’ancrage essentiel. Creuser le concept et la mise en œuvre d’une économie sociale de marché qui dépasse la seule loi du profit est un deuxième objectif. «Il faut s’occuper de l’économie et pas seulement du social», estime celle qui est gouverneur de la Banque de France depuis 2018.
De manière générale, l’ouverture à l’autre, le refus de la peur, au-delà des réflexes profonds, sont des attitudes chrétiennes par excellence. Face aux crispations identitaires et nationalistes, les Eglises doivent jouer un rôle de pont. Pour Sylvie Goulard, nationalisme et populisme sont profondément antichrétiens, même lorsqu’ils affirment défendre les ‘racines chrétiennes’ du continent.
L’attention aux pauvres et aux plus démunis est un autre apport typiquement chrétien au bien commun. A priori, les pauvres n’intéressent personne. Tenir compte de l’avis de ‘ceux qui ne savent pas’, inclure les personnes dans les décisions qui les concernent est une exigence pour Sylvie Goulard qui revendique sa proximité avec ATD Quart-Monde. La volonté de dialogue, le désir de tirer le débat au-dessus des intérêts particuliers, l’attention aux minorités sont également des valeurs que les chrétiens doivent cultiver et proposer.
«Dans le débat sur le bien commun, l’Evangile reste très actuel»
A cette liste Sylvie Goulard ajoute le contrôle de la fécondité dans certains pays du Sud qui, en freinant les efforts de développement, crée des problèmes graves et prépare la voie aux extrémismes.
Pour elle, dans le débat sur le bien commun, l’Evangile reste très actuel. «Il est plein de petits cailloux sur lesquels nous butons. Rappelons-nous l’histoire de Pierre qui renie son maître par trois fois, mais à qui Jésus confie son Eglise.»
Enrico Letta, ancien président du Conseil italien (2006-2008 / 2013-2014), prend lui aussi exemple sur un personnage biblique: le patriarche Joseph de l’Ancien Testament. Vendu en esclavage par ses frères, Joseph, grâce à son intelligence et à son honnêteté, devient l’intendant de son maître Potiphar puis gouverneur du pharaon d’Egypte. «Il élargit son horizon, prend de la hauteur, génère la confiance, crée des connexions». Lorsque ses frères affamés viennent implorer sa clémence, il ne se venge pas, mais leur accorde son soutien. «En ce sens, il est le parfait porteur du bien commun. Le pharaon est son exact contraire. Son empire prospère sur le principe de la pénurie, de l’accumulation, du monopole». Au temps court de prospérité de sept ans du pharaon, Joseph oppose le temps long du peuple hébreu. Le parallélisme avec le capitalisme contemporain est tout à fait frappant.
Aujourd’hui doyen de l’Ecole des Affaires internationales de Sciences Po Paris, Enrico Letta, voit dans la révolution numérique l’enjeu majeur pour le bien commun de l’Europe. «Nous sommes passés à un temps raccourci de la synthèse extrême, de la parole à l’image. Mes étudiants ont déjà abandonné la synthèse de 140 signes de Twitter pour l’image d’Instagram et son commentaire oral.»
Loin d’être une simple mode, ce changement a des répercussions concrètes et immédiates. «Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, les migrants sont capables en dix jours de modifier leur chemin d’exil. Naguère, il fallait des années ou des décennies pour changer les voies de migration!». «Toutes les bêtises dont je laisse la trace sur les réseaux sont capables de me poursuivre toute ma vie!»
Bien plus qu’un simple objet technologique, le smartphone est un autre soi-même à qui tout est confié. Qui se soucie de cette identité numérique? Peut-elle circuler sans aucune règle ni entrave? La question est individuelle, mais aussi collective, lorsqu’il s’agit d’influencer les comportements de consommateur et de citoyen, ou encore de déterminer des politiques sociales, de santé ou d’éducation, voire même de répression.
«Le citoyen n’est pas le citoyen digital»
«La société est 5.0, l’économie 4.0, mais pour la politique nous en sommes encore au 1.0», constate Enrico Letta. L’Europe se doit d’apporter une réponse propre à ces interrogations. Le bien commun exige de ne pas se laisser dicter sa conduite par les Américains ou les Chinois.
Pour le néolibéralisme américain, il faut éviter de mettre les bâtons dans les roues des entreprises technologiques, donc n’imposer aucune règle de protection ni de propriété des données. Or l’affaire de «Cambridge Analytica» a montré la puissance d’influence du ‘big data’ dans les campagnes politiques et électorales. Après le Brexit, le Royaume Uni deviendra toujours plus un 51e Etat américain, craint Enrico Letta.
De leur côté, les dirigeants chinois utilisent les technologies du numérique pour contrôler la vertu des bons citoyens et mettre en place un système de sanctions financières ou sociales.
Or le citoyen n’est pas le citoyen digital, insiste Enrico Letta. Plus fondamentalement, à l’instar de ce que demande le pape François, il s’agit de refonder la politique autour de la notion de personne pour redynamiser la notion de bien commun. (cath.ch/mp)
Maurice Page
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