Sodoma sort aujourd’hui en huit langues dans vingt pays. Le livre du journaliste Frédéric Martel, lui-même «catholique athée» ouvertement homosexuel, dénonce la forte proportion de gays pratiquants au Vatican alors que l’Eglise tient un (double) discours très sévère sur l’homosexualité. Le journaliste français, pendant quatre ans d’enquête, avait notamment interviewé Timothy Radcliffe, ancien maître général des dominicains.
«Jamais autant de spaghettis auront été mangés au nom de la recherche.»
«J’adorerais pouvoir écarter le livre de Martel comme un simple commérage, écrivait le religieux anglais le 14 février 2019 dans une tribune du journal The Tablet. Il énervera et attristera un grand nombre de catholiques. Pour beaucoup, ce sera la goutte d’eau qui fait déborder le vase et ils s’en iront. Ce serait une erreur de dénigrer ce livre. Il est basé sur des années de travail durant lesquelles Martel a interrogé 41 cardinaux, 52 évêques et monsignores et 45 nonces et ambassadeurs étrangers, sans compter les centaines d’autres. Jamais autant de spaghettis auront été mangés au nom de la recherche.»
Le religieux exprime pourtant quelques réserves envers un livre qui grouille d’estimations dont personne ne revendique la paternité (»Il y aurait…», «On dit que…»), de citations anonymes et d’insinuations. «Je ne doute pas qu’un cardinal lui ait dit telle ou telle chose, mais je me demande si, dans ce monde de cancans qu’est le Vatican, toutes ces affirmations doivent être prises pour argent comptant.»
Radcliffe réfute également l’idée selon laquelle les prêtres épanouis dans leur célibat seraient extrêmement rares. Le journaliste sous-entend que «nous sommes condamnés à être sexuellement pratiquants, asexuels ou frustrés», résume le religieux.
Celui-ci a entendu des centaines de confessions de prêtres et eu de longues discussions avec la plupart de ses confrères dominicains quand il était grand maître de l’ordre. Certes, le célibat heureux est un long chemin parsemé d’embûches; mais la majorité des prêtres le vit honnêtement, dit-il. Quant au Vatican, «j’ai rencontré beaucoup d’officiels dont les seuls placards servaient à ranger les balais».
Circulez, il n’y a rien à voir? Certainement pas; car «si la moitié seulement de ce [que Martel] affirme est vrai, nous faisons face à des révélations stupéfiantes. (…) Ses révélations vont renforcer le sentiment que l’Eglise est une institution corrompue qui a perdu toute autorité. Nous devons y faire face avec espoir et courage.»
Les catholiques sont en crise, mais «l’histoire d’Israël et de l’Eglise est une suite de crises. Avec la grâce de Dieu, celles-ci sont fécondes», affirme le dominicain.
L’exil à Babylone, au sixième siècle avant Jésus-Christ, a permis au le peuple juif de passer de l’idée d’un Dieu plus fort que les autres à l’idée de Dieu unique. La persécution de la jeune Eglise de Jérusalem a lancé les chrétiens sur les routes de la mission mondiale. Et quand le retour en gloire du Christ s’est fait attendre, après l’Ascension, on a écrit les évangiles. La plus grande crise est bien sûr la passion et la mort de Jésus: «Nous ne devrions donc pas avoir peur des crises», martèle Timothy Radcliffe.
D’où vient celle que nous vivons, la plus importante, dit-on, depuis la Réforme? A l’époque, pour répondre aux protestants, il a fallu renforcer la formation des prêtres en créant une sorte d’élite, analyse le dominicain.
«Cela a été un énorme succès. Sans ce nouveau corps professionnel de prêtres, dont la Compagnie de Jésus est le type même, l’Eglise n’aurait pas si bien survécu en Europe. Mais comme tout modèle d’Eglise, il avait ses faiblesses, dont la première est le développement d’une étroite caste qui se sent supérieure aux laïcs.»
Ce modèle, utile à un moment donné de l’histoire, est aujourd’hui en crise: «Notre réaction ne doit pas être de fermer les écoutilles et d’espérer que tout va continuer comme avant. La seule réponse réaliste est d’explorer courageusement de nouvelles manières d’être l’Eglise, déjà envisagées par le second Concile du Vatican, moins cléricales, et dans lesquelles l’ensemble du peuple de Dieu a une voix».
«Le cléricalisme signifie que les conversations importantes ont lieu entre clercs. Déjà, au Concile de Trente, il y a eu une demande pour que l’Eglise revivifie le gouvernement synodal, tant au niveau universel que local».
Comment les synodes devraient-ils travailler? Qui y aurait une voix? Quid des femmes? Les synodes existent-ils seulement pour être consultés, ou pour gouverner? La crise doit permettre à l’Eglise de se réinventer: «Moins, serait juste réarranger le mobilier».
Un changement de culture vers plus d’honnêteté doit commencer dans les séminaires, affirme Timothy Radcliffe. Les candidats à la prêtrise doivent pouvoir parler de leurs expériences sexuelles passées avec leurs supérieurs sans craindre l’expulsion, sans quoi l’art de la dissimulation perdurera. Et on sait qu’il est propice aux abus sexuels.
Que tant de prélats aient accepté de se confier à Frédéric Martel est peut-être le signe que le Vatican est prêt pour culture de l’honnêteté: «Le carnaval est terminé», aurait dit Bergoglio le soir de son élection.
Le même pape François a remercié, en décembre 2018, les journalistes qui par leur travail honnête et objectif ont contribué à démasquer les prédateurs sexuels et fait entendre la voix de leurs victimes. Dans le même ordre d’idée, «malgré mes réserves envers son livre, nous devrions être reconnaissants envers Martel», affirme le dominicain.
Et de conclure: «Quelque douloureux que soit ce moment, nous pouvons le vivre avec foi dans le Seigneur qui n’abandonne jamais l’Eglise, pas plus que nous ne devrions l’abandonner nous-mêmes. Une nouvelle manière d’être Eglise est en train de naître, qui aura des forces et des faiblesses, et dont le tour viendra, un jour, d’être remplacée». (cath.ch/the tablet/cmc)
Christine Mo Costabella
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