Dire que le numérique a pris une place prépondérante dans nos vies est une chose banale, mais derrière la technique, il y a des acteurs, a rappelé Hugo Fasel, directeur de Caritas Suisse. La dimension éthique et morale est donc essentielle. Face aux peurs, comme face à une foi naïve dans le progrès, il importe de déterminer quelques critères de discernement. La dignité de la personne, la paix, la sécurité, la justice sociale, sont des postulats classiques. Mais ils restent valables pour construire une nouvelle société numérique. Définir des mesures concrètes pour l’encadrer est une tâche politique. Et pour mener une politique cohérente, il faut se poser les bonnes questions.
« Nous devons nous demander comment, politiquement, on peut contrôler et façonner le processus de numérisation de telle sorte que ce dernier ne mine pas la solidarité sociale, ne favorise pas l’exclusion sociale, n’affaiblisse pas la participation démocratique. Et comment mettre un frein à l’abus du pouvoir numérique par des acteurs publics ou privés», relève Mariangela Wallimann-Bornatico, présidente de Caritas Suisse. La situation est comparable à celle qui prévalait lors de la révolution industrielle de la fin du 19e siècle ; à cette époque, des mesures étatiques de régulation, la mise en place des assurances sociales ou encore l’introduction de partenariats sociaux ont permis d’assurer la protection des travailleurs.
Le Forum Caritas s’est attardé entre autres sur les défis que la numérisation pose aux relations de travail. Le champ d’application du droit du travail doit être redéfini, a remarqué Aurélien Witzig, collaborateur scientifique aux universités de Neuchâtel et de Genève. Si la prestation de travail et la rémunération sont les éléments fondamentaux de la définition légale du travail, d’autres critères entrent en jeu, comme le lien de subordination, le pouvoir de sanction, la dépendance économique, l’intégration dans l’entreprise, la mise à disposition de son temps. Dans le cadre d’une relation de travail avec des entreprises de l’économie numérique, comme le transport de personnes Uber, ces doivent aussi être pris en compte, estime le chercheur.
«Le traité de l’OMC ne parle pas du tout du travail»
Dans la même ligne, la distinction légale entre travailleurs dépendants et entrepreneurs indépendants avec des droits et des devoirs différents, notamment en matière de protection sociale, est-elle encore pertinente? Ne faudrait-il pas développer une protection universelle? Le revenu inconditionnel de base est une des réponses imaginées. Elle ne convainc pas Aurélien Witzig. Il préconise plutôt l’introduction de ‘droits de tirage sociaux’ pour la formation, la formation continue, la réorientation professionnelle, la création d’une entreprise…
Les conventions collectives de travail, telles qu’elles existent en Suisse, devraient être le lieu privilégié pour gérer les mutations engendrées par la numérisation. Elles ne s’appliquent malheureusement pas à toutes les branches, ni à toutes les entreprises, déplore le chercheur.
Un autre champ d’action doit être le droit international. Il s’agit de lutter contre le tourisme fiscal et légal des entreprises qui s’implantent là où la législation leur est le plus favorable. «Le traité de l’OMC ne parle pas du tout du travail, mais exclusivement du commerce», s’étonne Aurélien Witzig. Une mise à jour législative est donc nécessaire et possible.
Vania Alleva, présidente du syndicat UNIA, abonde: l’évolution numérique n’est pas ‘naturelle’, elle résulte bien d’une volonté et d’une production humaines. «Voulons-nous concevoir le monde du travail dans une perspective néo-libérale orientée vers le profit maximum pour les actionnaires, au détriment de la vie sociale? Ou bien voulons-nous une digitalisation sociale, orientée vers le bien commun et fondée sur la justice, la solidarité et l’égalité des chances?
Il est assez difficile de faire des projections sérieuses sur l’évolution du marché du travail liée à la numérisation. Vania Alleva refuse d’être alarmiste. Des emplois vont disparaître (le SECO parle de 11%) mais d’autres vont se créer. Tout ce qui pourrait être automatisé ne le sera pas forcément. Le principe devrait être que les gains de productivité réalisés grâce à l’automatisation des tâches reviennent aux employés, sous forme d’augmentation de salaire, de réduction du temps de travail ou encore de vacances supplémentaires.
«Le partenariat social, tel que connu en Suisse, se trouve menacé»
Il faut veiller aussi au maintien et au développement des assurances sociales, assurer une meilleure protection contre les licenciements, en particulier pour les travailleurs plus âgés.
La flexibilité temporelle et spatiale, apportée par la numérisation, comporte des aspects positifs, reconnaît Vania Alleva: diminution des déplacements, meilleure conciliation entre travail et vie familiale, autonomie plus grande pour les employés. Il importe que ces gains ne soient pas anéantis, par une précarisation de l’emploi, une pression sur les salaires, le développement du travail sur appel et la sous-traitance grâce aux plates-formes informatiques.
La numérisation représente aussi un grand potentiel pour améliorer les processus de travail, alléger les tâches pénibles ou répétitives, préserver la santé des employés, développer les collaborations internes et la satisfaction au travail. Mais là encore, les choses peuvent dégénérer en un contrôle accru, source de stress et de frustration, voire en manipulation et en discriminations.
Le rôle des syndicats est aussi remis en cause. Dans une industrie numérique ‘éclatée’, il est plus difficile pour les employés de se syndiquer pour défendre collectivement leurs droits. Les grandes entreprises multinationales se défient souvent des syndicats. Le partenariat social, tel que connu en Suisse, se trouve ainsi menacé.
Ces éléments démontrent la nécessité d’une nouvelle régulation du monde du travail pour ne pas laisser plus de perdants que de gagnants, conclut Vania Alleva. (cath.ch/mp)
L’Almanach social 2019 de Caritas Suisse dresse un tableau global de la numérisation : comment elle transforme la société, quels nouveaux risques sociaux elle engendre et quels dangers elle entraîne avec les possibilités croissantes de contrôle et de surveillance. La numérisation n’est pas simplement d’un mouvement ‘naturel’ inéluctable, mais elle peut et doit être organisée, en veillant particulièrement à ses conséquences sociales.
Almanach social 2019: La numérisation – et l’individu dans tout ça?
Éditions Caritas, Lucerne, décembre 2018 304 pages / 36 francs, ISBN 978-3-85592-164-5
Maurice Page
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