Ce fervent promoteur de la «théologie africaine», qui affirme haut et fort qu’il existe bel et bien une manière africaine de croire au Dieu de Jésus Christ, déplore qu’en Afrique noire, dans les grands séminaires et même dans les Facultés de théologie, on n’enseigne plus qu’une théologie et une philosophie basées sur des concepts issus de la culture occidentale.
Depuis la disparition de grandes figures de l’épiscopat africain, comme le Camerounais Jean Zoa, ancien archevêque de Yaoundé, le cardinal kenyan Maurice Michael Otunga (Nairobi), le cardinal sénégalais Hyacinthe Thiandoum (Dakar), et le cardinal congolais Joseph Albert Malula (Kinshasa), il n’y a plus que la théologie occidentale qui soit enseignée en Afrique, déplore l’abbé Bujo, prêtre du diocèse de Bunia, au nord-est de la République démocratique du Congo.
Et pourtant, souligne cet ancien professeur de théologie morale et d’éthique sociale à l’Université de Fribourg, «il est possible de développer, entre autres, un enseignement social de l’Eglise sans utiliser le concept de loi naturelle classique». Ce concept cher à la pensée théologique occidentale, hérité d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, s’opposant au «relativisme», affirme transcender les cultures, les époques et les religions. C’est là le point crucial.
«Le christianisme africain a pourtant besoin d’une éthique qui ne lui soit pas étrangère ou imposée à partir d’autres visions du monde qui, elles aussi, ne sont que des manières particulières de mettre la foi en pratique. En effet, l’éthique occidentale, qui provient d’une autre philosophie, avec sa notion de loi naturelle, sa conception de la personne humaine et de la liberté, ne peut pas satisfaire l’homme africain et lui rendre justice».
Fidèle à ce que demandait déjà le pape Paul VI dans sa lettre apostolique «Africae terrarum», encourageant, en 1967 déjà, les Africains à être eux-mêmes dans leur culture, Bénézet Bujo poursuit son étude de la théologie africaine dans son nouveau livre: La vision africaine du monde – Pour un enseignement social de l’Eglise sans loi naturelle.
Cet ouvrage de 242 pages est sorti début décembre 2018 aux Editions Saint-Augustin, à Saint-Maurice. Ces éditions ont pris le relais après la disparition, en 2017, d’Academic Press Fribourg, qui avait publié les trois premiers volumes de la collection «Théologie africaine» en 2016 et 2017.
«On note une régression dans la pensée théologique et philosophique africaine, on enseigne aujourd’hui la même chose que partout. Ce n’était pas le cas à l’époque suivant directement le Concile Vatican II. N’oublions pas que c’est sous l’impulsion du renouveau conciliaire que le cardinal Malula avait institué les ‘bakambi’, un ministère paroissial confié à des laïcs, bien avant l’institution des assistants pastoraux en Europe! On pourrait d’ailleurs même oser considérer le propos du canon 517, § 2 (Code de droit canonique 1983) comme ‘canon Malula'».
L’abbé Bujo regrette qu’en Afrique, on ne parle quasiment plus d’inculturation ou de théologie africaine, alors qu’après Vatican II elle faisait partie des priorités qu’il ne fallait pas perdre de vue. «Les évêques ne sont plus autant conscients qu’avant de cette nécessité vitale pour l’évangélisation de l’Afrique. Et cela risque encore d’empirer, si l’on ne fait pas attention, avec l’impact des nouvelles technologies, la globalisation, qui s’imposent dans les endroits les plus reculés, menaçant de détruire les cultures… On court le danger d’avoir affaire dans le futur à des personnalités hybrides qui ne sont ni africaines, ni occidentales…»
L’enseignement social de l’Eglise, étant une partie intégrante du message évangélique, ne peut se laisser efficacement transmettre que si, à l’instar de la Parole de Dieu, il ne perd pas de vue ses destinataires, dans ce cas les Africains.
«Ce sont des personnes concrètes, ayant leur rationalité culturelle propre. Or l’on constate qu’en Afrique noire le message social chrétien continue d’être proclamé sur base des concepts empruntés à une philosophie étrangère à la vision du monde des destinataires. En effet, les notions fondamentales telles que les concepts de personne, de nature, de liberté, de propriété, demeurent sans grande pertinence pour le monde africain subsaharien».
En guise d’illustration, il suffit de prendre la Déclaration universelle des droits de l’homme qui, pour les Africains, est trop centrée sur les droits de l’individu, et pas sur ceux de la communauté et il y a en plus une dichotomie entre éthique et droits.
«Les Africains considèrent que les droits ne doivent pas être séparés de l’éthique, et ces droits ne sont légitimes que s’ils donnent la vie». Et quand, dans certains pays, l’avortement est vu comme un ‘droit’, la rationalité africaine rappelle qu’il faut considérer cette question en rapport avec le concept des ‘non-encore-nés’ qui situe la personne humaine dans la pensée de Dieu, à l’instar du livre de Jérémie (Jr 1,5). Cette considération se place dans le cadre de la formation des consciences, tout en se rappelant qu’en Afrique, la conscience individuelle ne peut pas remplacer la conscience communautaire. Les deux doivent entrer en dialogue, suivant le principe de la palabre appelée ‘gacaca’ (en kinyarwanda), ‘baraza’ (en swahili), etc.»
Ces questions se situent au cœur du dernier ouvrage du professeur Bujo. Il s’agit plus particulièrement de considérer le concept de la vie – qui comprend, outre les êtres vivants, le monde invisible des ancêtres et des non-encore-nés – comme principe autour duquel pivote toute l’éthique africaine.
«L’enseignement social de l’Eglise doit se baser sur l’Evangile. On peut ainsi développer un tel enseignement sans chercher à recourir à la loi naturelle classique comme fondement. En ce sens, l’Africain ne comprend pas le péché originel à partir du concept de ‘nature’. Pour lui, le principe fondamental est la vie: on se donne la vie mutuellement, on s’engendre mutuellement, mais sans que cela entraîne une transmission de péché dit originel lié à la ‘nature’ des premiers parents (Adam/Eve). Il faut partir de la relation interpersonnelle: ce n’est pas ›je pense, donc je suis’, mais nous existons par la relation aux autres, et par là, on doit s’engendrer mutuellement».
La vie au sens africain a une dimension fondamentalement relationnelle et elle est tridimensionnelle, embrassant le monde visible et invisible, qui, ensemble, forment une communauté intégrale. Dans cette communauté il y a une interaction de vie entre les membres: «le bien que je fais à l’autre rejaillit sur moi, c’est un engendrement mutuel».
Un tel engendrement a une dimension holistique et embrasse même tout le cosmos: la terre, les animaux, les plantes, bref, les êtres animés et inanimés. «Ainsi une personne qui donne à boire à une vache engendre celle-ci, en même temps qu’elle-même est engendrée par la vache, car le bien fait à l’animal rejaillit sur sa vie quotidienne, l’épanouit et donc lui donne un accroissement de vie».
«Dans l’enseignement qui est dispensé en Afrique, on a négligé cette dimension, et pourtant elle est encore vivante, sous-jacente. Malgré la globalisation, il reste un fond de culture. Les racines demeurent, et elles peuvent rejaillir. Ainsi, la sorcellerie n’a pas disparu, elle existe même parmi les intellectuels…»
Le professeur Bujo plaide pour que dans l’enseignement social de l’Eglise en Afrique subsaharienne toutes les questions tiennent compte de la rationalité des populations locales, qui n’est pas celle en vogue en Occident. Ces populations doivent pouvoir disposer de leur voie propre pour découvrir le Christ à travers leur propre manière de penser. JB
La collection «Théologie africaine» a été reprise par les Editions Saint-Augustin, dirigée par Dominique-Anne Puenzieux. Elle publiera un nouveau volume en février 2019 sur le problème de la grossesse des adolescentes, les ‘adomamans’, de la Togolaise Léocadie-Aurélie Billy, des Sœurs de la Providence de Saint-Paul (PSP). La religieuse a fait son doctorat en théologie morale à l’Université de Fribourg en 2014. L’ouvrage traite de la problématique de la grossesse des adolescentes au Togo et veut valoriser les ‘adomamans’, forcées, entre autres, à abandonner l’école pour se consacrer à leur bébé. Certaines ont recours à l’avortement pour éviter de sortir définitivement de leur cursus scolaire. Sœur Léocadie a créé sur place un centre pour accueillir ces filles-mères et leur ménager un avenir.
Pour l’abbé Bujo, il est indispensable que les ouvrages de la collection «Théologie africaine» soient édités en Suisse, car sur place, dans les pays africains, il y a toujours le risque que ces livres n’obtiennent pas le nihil obstat des évêques locaux. «Certains, n’ayant pas été initiés à l’idée d’inculturation durant leur formation ou ayant étudié le droit canon sans se soucier des différents contextes culturels, sont réticents à promouvoir la théologie africaine». (cath.ch/be)
Jacques Berset
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