Le ton est donné: pour avoir pris fait et cause pour les revendications de la population, qui réclame des réformes démocratiques, l’Eglise du Nicaragua est désormais dans le collimateur des «orteguistes», les partisans du président Daniel Ortega et de son épouse, la vice-présidente Rosario Murillo Zambrana.
Quelques jours avant l’incident de Matagalpa, à peine arrivée à Managua, la capitale du Nicaragua, la délégation de l’œuvre d’entraide catholique AED/ACN, qui visitait à la mi-novembre les projets pastoraux de l’Eglise nicaraguayenne, est repérée par les informateurs du régime. Elle est filmée depuis une voiture, alors qu’elle s’entretient devant l’église de la Divina Misericordia avec le Père Raúl Zamora, curé de la paroisse.
L’Eglise avait accepté de participer, durant l’été, au «Dialogue national» en tant que médiatrice. Elle s’en est retirée, faute de consensus. Le président Ortega l’accuse de fomenter un coup d’Etat, d’être «golpiste» (putschiste) et «terroriste». Il dénonce constamment les évêques, qui feraient partie d’une «conspiration» pour le simple fait d’avoir proposé d’avancer à 2019 les élections prévues en 2021, dans le but de mettre fin à la grave crise qui met le pays à genoux.
La révolte gronde depuis avril 2018 et secoue tous les secteurs de la société – retraités, étudiants, paysans, ouvriers et employés. La crise provoque un profond clivage au sein même des familles, des paroisses et des communautés religieuses. Le fossé semble de plus en plus infranchissable entre partisans «daniélistes» et membres de l’Alliance civique pour la démocratie et la justice, la vaste coalition de l’opposition.
Déclenchés au départ par la contestation de la réforme des retraites, rapidement transformée en revendications pour la démocratisation et le départ du couple Ortega, les affrontements ont déjà causé la mort de plus de 500 personnes et fait des milliers de blessés, la plupart civils.
Le calme de la rue, qui s’est vidée des badauds à la nuit tombée, est trompeur: c’est un silence de mort! Les gens craignent les arrestations menées de nuit par les «encapuchados», des paramilitaires ou des policiers en civil, la tête recouverte d’un passe-montagne. Dépourvus de mandats d’arrêt, ils disposent de listes de personnes ayant participé à des manifestations antigouvernementales, filmées sur les barricades ou ravitaillant les «tranqueros».
Il suffit d’avoir soigné des manifestants blessés refusés dans les hôpitaux publics pour être appréhendé. Des centaines de médecins et membres du personnel médical ont été licenciés pour ce fait, ou pour avoir refusé de participer à des marches de soutien au gouvernement. De nombreux enseignants ont subi le même sort, portant gravement atteinte aussi bien au système de santé qu’à l’enseignement.
Ces hommes armés traquent même ceux qui osent se promener dans la rue en portant les couleurs nationales, le drapeau bleu et blanc, devenu le signe de ralliement de l’opposition. De peur des arrestations, déjà plus de 30’000 étudiants, leaders paysans, professionnels ou intellectuels, se sont réfugiés à l’étranger. La plupart s’enfuyant par les sentiers de montagne vers le Costa Rica.
Certains se sont exilés au Honduras, d’autres ont rejoint de la famille aux Etats-Unis. Ceux qui demandent l’asile politique aux Etats-Unis le font souvent avec une recommandation de Mgr Juan Abelardo Mata Guevara, évêque d’Esteli. Ce religieux salésien est l’une des voix les plus critiques envers le gouvernement de Daniel Ortega, avec celle du carmélite Silvio José Báez, évêque auxiliaire de Managua et prélat favori du quotidien d’opposition «La Prensa».
La nuit est déjà tombée. Dans la lueur blafarde, l’église de la Divina Misericordia exhibe ses façades blanches trouées de balles de gros calibre. Réclamant des élections libres et démocratiques pour choisir leurs représentants, des étudiants s’étaient retranchés depuis le mois de mai dans les locaux de l’Université Nationale Autonome du Nicaragua (UNAN-Managua) tout à côté de notre église, confie le Père Raúl. Lui-même s’était réuni avec les autorités de l’UNAN, leur demandant de cesser de qualifier ces étudiants de «terroristes, délinquants, golpistes» et cherchant une sortie négociée au conflit.
Les étudiants avaient monté des ‘tranques’, des barrages, et s’étaient équipés de bombes artisanales et de mortiers traditionnels, les mêmes qui sont utilisés durant les festivités locales, mais remplis de mitraille. Mais 13 juillet dernier, alors que se déroulait la seconde grève générale dans le pays, des forces de police et des paramilitaires ont donné l’assaut et ont délogé par la force les occupants. Près de 200 étudiants et employés de l’UNAN ont réussi à se réfugier dans l’église et dans le presbytère, qui ont subi des tirs de tous calibres.
«Cet enfer a duré 13 ou 14 heures. Les jeunes s’étaient couchés au fond de l’église, qui était encerclée. Il y avait des blessés atteints par balles, et aucune ambulance n’était autorisée à venir les prendre. On a mis en place un dispensaire d’urgence pour les soigner. Les assaillants avaient coupé l’électricité et le téléphone, une balle incendiaire avait provoqué un début d’incendie… On a trouvé le moyen de communiquer avec la nonciature et l’archevêché, pour obtenir un cessez-le-feu. Les jeunes pleuraient, ils disaient adieu à leur famille. Deux jeunes ont succombé à leurs blessures à la Divina Misericordia, Gerald Vásquez López, âgé de 20 ans, et Francisco José Flores, 21 ans».
Le curé, qui a compté plus de 130 impacts de balles dans le toit de l’église, montre les rafales qui ont perforé le «Santisimo», la chapelle du Saint-Sacrement, et la balle qui s’est fichée dans le tabernacle. Les impacts de balles sont désormais protégés par un vitrage, afin de garder un témoignage de cette nuit-là. «Des fidèles nous l’ont expressément demandé», assure le Père Raúl.
«Tous les employés de l’UNAN vus en ma compagnie ont été licenciés. Les médias du régime me qualifient de ‘père golpiste'». Comme beaucoup de prêtres, il a été accusé de détenir des armes dans son église. «Mais les étudiants avaient dû déposer leur mortier avant d’entrer!»
Padre Raúl admet que des prêtres sont allés sur les barricades, ont stocké des vivres et des médicaments pour les ‘tranqueros’. Ils ont cependant aussi conduit des paramilitaires blessés à l’hôpital et ont empêché le lynchage de partisans du régime. Des religieux et des religieuses ont défilé dans la rue, s’interposant pour éviter que les paramilitaires ne tirent sur les étudiants. «Cela été un une grande expérience de foi, de fraternité, et pour beaucoup d’étudiants qui avaient abandonné la foi, un renouveau intérieur».
Si le calme semble être revenu dans les rues débarrassées des «tranques», ces milliers de barrages qui ont paralysé la vie du pays pendant près de trois mois et provoqué une grave crise économique – notamment un effondrement du tourisme – «il s’agit d’un calme trompeur».
«Le gouvernement veut faire repartir l’économie et propose une ‘Loi de Réconciliation’. Mais s’il n’y a pas de justice, il n’y aura pas de réconciliation. Que penser du fait que la justice condamne sévèrement de simples manifestants, dans des jugements sommaires, en vertu de la loi antiterroriste ?» L’Eglise déplore que de nombreux jeunes – entre 400 et 500 – sont toujours enfermés «incomunicados», notamment dans la «Carcel Modelo» de Tipitapa, près de Managua.
Avec sa prudence habituelle, le cardinal Leopoldo José Brenes Solórzano, archevêque de Managua, estime que l’Eglise devrait aussi faire son «mea culpa»: si elle a fait preuve de miséricorde, a joué un important rôle humanitaire en hébergeant dans ses lieux de culte les manifestants fuyant la répression, leur offrant un endroit sécurisé, elle a oublié de dire que la violence n’était pas que d’un seul côté. En privé, il reconnaît que certains évêques utilisent des mots trop agressifs. «En public, la Conférence des évêques du Nicaragua (CEN) doit se montrer unie, car une division de l’épiscopat serait immédiatement utilisée par le pouvoir».
L’archevêque de Managua admet que l’Eglise aurait dû dénoncer publiquement le fait que beaucoup de policiers et de partisans du régime ont été déshabillés et battus par des manifestants. D’autres ont été tués; il y a aussi eu des pillages de supermarchés. «Mais on ne peut pas dire que c’était égal des deux côtés, car le gouvernement a utilisé des armes de guerre contre des manifestants parfois munis… de pierres ou de simples mortiers artisanaux».
En prenant congé de la délégation, le cardinal Brenes déplore que les évêques semblent bien être les seuls interlocuteurs face au gouvernement. Dans l’Alliance civique, personne ne veut se profiler.
Il manque une opposition unifiée. «Il n’y a pas de tête, car ceux qui pourraient se présenter face au régime ont peur des risques. Ils pourraient se voir confisquer tous leurs biens, car c’est le gouvernement qui décide ce qu’est l’Etat de droit. Il peut interpréter la législation comme il le désire, il n’y a pas de sécurité personnelle». Pour Mgr Brenes, en quelques mois, le pays a changé et ne sera plus jamais comme avant. Mais la seule voie possible est clairement la négociation, et «qu’Ortega écoute le peuple qu’il doit servir !» JB
Durant les affrontements entre les «turbas orteguistes» et les occupants des barricades, la paroisse de l’Immaculée Conception de Sebaco, à une trentaine de km de Matagalpa, a été attaquée pour avoir accueilli des manifestants blessés refusés par l’hôpital public. «Les paramilitaires ont tiré sur l’église. Ils ont brûlé, devant la porte, la moto d’un jeune qui apportait des médicaments. Ici, les cloches ne sonnent plus pour la messe. On réserve la sonnerie pour le cas d’une invasion de l’église par la police ou les paramilitaires», témoigne le curé.
Le 15 mai dernier, il y a eu 5 morts dans les affrontements à Sebaco. «J’ai visité les blessés dans l’église. Nous avions fait une procession avec le Saint-Sacrement au milieu des affrontements, ce sont des choses qu’ils ne nous pardonnent pas!», confie Mgr Rolando José Alvarez Lagos, évêque de Matagalpa. Non loin de l’église, les locaux de la Caritas ont été incendiés: ils servaient de dépôt pour des aliments et des médicaments destinés aux habitants et aux manifestants occupant les «tranques» qui avaient complètement isolé la ville.
De son côté, Marcel Antonio Obando Cortedano, directeur de la station diocésaine TV Merced, précise que les paramilitaires s’en sont pris à plusieurs reprises à l’équipe venant travailler au studio. «Ils ont menacé de mettre le feu aux installations, ils ont détruit la caméra et les téléphones de nos reporters. Nous étions l’unique média informant sur la crise à Matagalpa. Il n’y avait rien dans les médias officiels!» JB
Depuis longtemps, une grande partie des «sandinistes historiques», qui ont abattu, après un soulèvement sanglant, la dictature d’Anastasio Somoza en 1979, se sont séparés de leur ancien camarade de combat Daniel Ortega. Ce dernier s’est transformé en leader autocratique. Ils ont rejoint dès 1996 le Mouvement Rénovateur Sandiniste (MRS).
Des jeunes sandinistes, également, ont rejoint la multitude d’opposants de tous bords qui réclament la démocratisation du pays et la fin du régime «daniéliste», qui contrôle le Parlement, la Cour suprême, le Conseil électoral suprême, la police, l’armée… Outre les pouvoirs politiques et judiciaires, le couple Ortega-Murillo, en cheville avec une grande partie du patronat nicaraguayen, dispose également de puissants leviers économiques, médiatiques et syndicaux. (cath.ch/be)
Jacques Berset
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