Pour le politologue américain Samuel Huntington, l’Europe se termine là où le christianisme occidental s’arrête et où l’orthodoxie et l’islam commencent. D’un point de vue théologique, cette affirmation peut aussi se transformer en question: comment concilier les styles culturels de l’Orient et de l’Occident dans leur complémentarité afin que l’Europe ait une base spirituelle pour sa recherche d’unité dans la paix et la justice?
Le point de départ de la dispute est simple. Il s’agit de l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe en Ukraine. «L’autocéphalie» est un terme clé dans l’auto-compréhension des Eglises orthodoxes (byzantines). Cela signifie le droit d’élire sa propre tête (en grec: kephalos) et de s’administrer soi-même dans les affaires ecclésiastiques et pastorales, mais sans le droit d’apporter des changements dans la dogmatique et la liturgie. Le principe de l’autocéphalie a une pointe anti-catholique: l’unité de l’orthodoxie n’est pas garantie par une tête visible comme le pape à Rome, mais par l’unité dans la foi, célébrée dans la Divine Liturgie et ordonnée par les canons des Conciles œcuméniques et plus tard par les Synodes. Une conséquence de la structure autocéphale de l’Eglise est le principe de non-ingérence mutuelle.
Les décisions qui lient l’Eglise orthodoxe dans son ensemble ne peuvent être prises qu’à l’unanimité par les Eglises autocéphales. Le Synode dit panorthodoxe de Crète, en juin 2016, a montré combien il est difficile de parvenir à une telle expression de l’unité. Quatre des 14 Eglises autocéphales manquaient à l’appel, bien qu’elles aient soutenu l’ensemble du processus préparatoire.
Il n’y a pas, dans l’orthodoxie, de procédure reconnue pour qu’une Eglise atteigne l’autocéphalie. La question devait être traitée au Synode de Crète, mais le point a été retiré de l’ordre du jour parce qu’il n’y avait pas de consensus à attendre. Un document sur «L’autonomie et le chemin de sa proclamation» a néanmoins été adopté. L’autonomie est une étape préliminaire de l’autocéphalie dans laquelle une certaine dépendance à l’égard de l’Église-mère, à la juridiction de laquelle appartient (ou a appartenu) l’Église autonome, est maintenue. «Le «début et la fin» de la procédure sont la responsabilité de l’Eglise-mère autocéphale, selon le document de Crète.
Il ressort de ce document que quatre aspects doivent être pris en compte pour l’autocéphalie:
Reste à voir comment ces quatre instances se comporteront dans le cas de l’Ukraine.
En Ukraine, la situation est confuse parce que y cohabitent quatre Églises «orthodoxes» qui ne forment pas une unité juridictionnelle:
Jusqu’à présent, la plupart des Eglises orthodoxes considéraient l’Eglise orthodoxe ukrainienne (patriarcat de Moscou) comme la seule Eglise orthodoxe canonique (légale) en Ukraine. En tout état de cause, il n’y a pas entre ces Eglises d’unité juridictionnelle ni de synode commun capable d’agir. Le but de l’autocéphalie est de fonder une nouvelle Eglise orthodoxe unie.
Qui peut dès lors demander ou recevoir l’autocéphalie? En dépit d’initiatives antérieures répétées en faveur d’une plus grande indépendance des Eglises orthodoxes en Ukraine, la seule demande officielle à ce jour ne vient pas d’une Eglise, mais d’une autorité politique: le président Porochenko qui l’a adressé au patriarche œcuménique Bartholomée. Le conflit actuel ne se réfère pas principalement à la question de l’autocéphalie – oui ou non? – mais à la procédure de sa proclamation.
Qui est l’Église Mère ? Cette question fait l’objet d’une discussion très controversée et a nécessité une (ré)interprétation de l’histoire. Constantinople et Moscou prétendent tous deux que l’Ukraine est leur «territoire canonique». Personne ne nie que la christianisation de la région de Kiev est venue de Constantinople. La question est plutôt de savoir si le patriarcat œcuménique, dans sa lettre de 1686 au patriarcat de Moscou, avec le droit de consacrer le métropolite de Kiev, a également transféré l’entière juridiction à Moscou.
Constantinople dit: «Non, c’était une délégation temporaire en raison de la capacité limitée du patriarcat de Constantinople, incorporé dans l’Empire ottoman après 1453 selon le système du Millet, et qui ne pouvait alors être responsable que des sujets de cet empire. Moscou argumente sur la normativité des changements historiques: Après la chute de Constantinople, Moscou a assumé la responsabilité des peuples slaves orthodoxes en dehors de la nouvelle juridiction limitée de Constantinople.»
Dans ce contexte, le comportement actuel du patriarche de Constantinople est considéré par Moscou à plusieurs égards comme une violation des principes de l’Eglise orthodoxe:
Comme les Églises autocéphales ne peuvent agir que selon le principe de l’unanimité lorsqu’il s’agit de questions orthodoxes globales, la position des autres Eglises locales sur ce point sera très importante.
Lors de la préparation du Synode panorthodoxe de Crète, la Communion des Eglises autocéphales a produit un instrument de synodalité au niveau panorthodoxe qui pourrait être utilisé dans ce cas pour trouver une solution: la «Synaxis», l’assemblée de tous les chefs des 14 églises autocéphales. Cette voie pourrait être envisagée. Un autre élément de solution reste la prière. Car dans la prière réside une forme possible ‘d’ingérence’ dans la solidarité sans violer le principe d’ingérence. (cath.ch/bh/bl)
*La professeure Barbara Hallensleben, est membre de l’Institut d’Etudes œcuméniques (ISO) de l’Université de Fribourg. Elle dirige le nouveau Centre d’études des Eglises d’Orient. L’ISO entretient depuis de nombreuses années des liens réguliers avec les diverses Eglises orthodoxes, notamment en recevant des étudiants provenant de ces Eglises.
Maurice Page
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