Plus de 600’000 personnes en Suisse vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Pour faire des économies, dans certains cantons, on remet en cause les normes d’aide sociale et ce sont les plus pauvres qui en font les frais, a déclaré le «premier citoyen suisse» dans une grande salle comble, où s’étaient rassemblés une foule d’amis et de sympathisants d’ATD Quart Monde venus de Suisse et de France. S’y étaient jointes des personnes qui rencontraient pour la première fois ce mouvement qui lutte aux côtés des familles qui vivent en situation de grande pauvreté et d’exclusion sociale.
Des chercheurs et historiens de la pauvreté avaient aussi fait le déplacement de Fribourg, ainsi que des responsables politiques et des membres de l’Office fédéral de la justice représentant la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga. Cette dernière avait rencontré les familles du Quart-Monde le 16 septembre 2017 à Treyvaux, centre suisse du Mouvement ATD Quart Monde. (*)
Réalisé à partir de rencontres vécues en France et en Suisse, tourné durant près de trois ans dans des endroits de misère et des quartiers marginalisés où les pauvres se mettent debout, ce film d’une durée de 98 minutes et sous-titré en allemand, part d’une quête. Celle du jeune réalisateur Simeon Brand, 27 ans. Troisième enfant du couple Eugen et Anne-Claire Brand-Chatton, Simeon voulait mieux comprendre ce que vivaient ses parents, luttant depuis les années 1970 aux côtés des plus pauvres, en tant que volontaires permanents du Mouvement ATD Quart Monde.
«Que sommes-nous devenus» est pour moi, explique Simeon, «le miroir d’une transmission de ce qui, au niveau d’une société, a droit d’expression et d’existence». A travers ce film, qui parle de l’engagement de ses parents, le spectateur découvre vite d’autres dimensions, à travers le cheminement d’anciens habitants de la cité des Sablières, à Créteil, en banlieue parisienne, ou dans un quartier pauvre de la ville de Caen, en Normandie. On entend alors la voie forte et prophétique du Père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD, un mouvement qui lutte pour la dignité des populations pauvres et marginalisées sur tous les continents, et milite pour une politique globale de lutte contre la misère bien loin de l’assistancialisme.
Puis le spectateur fait la connaissance de plusieurs interlocuteurs, dont Nelly Schenker, née dans le quartier de l’Auge, en Basse-Ville de Fribourg, où elle a vécu en tant qu’enfant dans un cave, avec sa mère. Enfant «illégitime» méprisée par son entourage – «et par le curé, qui n’aimait pas, dans les années 1940, les enfants nés hors mariage dans ce pays catholique», Nelly n’a pas été scolarisée en raison de la pauvreté de sa mère. Placée dans un orphelinat dirigée par des religieuses, employée à des tâches domestiques, elle n’aura pas de formation, et quand elle fonde une famille, les services sociaux finiront par lui enlever ses enfants en 1977. »Mes enfants vivaient dans le mensonge: on leur disait que leurs parents les avaient abandonnés! C’est comme cela que les autorités, les institutions, traitaient les pauvres…On nous infantilisait».
Après s’être longtemps débattue seule, la rencontre avec le Mouvement ATD Quart-Monde (Aide à toute Détresse, qui s’appelle désormais Agir Tous pour la Dignité) va lui ouvrir de nouvelles perspectives. «Je suis fière d’avoir connu le Mouvement, je ne suis plus seule». Elle se rend compte désormais qu’elle est «une personne», «quelqu’un» aux yeux des autres, elle qui fut traitée longtemps comme un «objet» par les institutions sociales, tuteurs, curateurs, qui décidaient pour elle et la considéraient comme débile, faible d’esprit, voire malade mentale.
Le spectateur la voit aux Archives de l’Etat de Fribourg, cherchant à reconstituer son histoire en parcourant les dossiers des assistants sociaux. Pendant plusieurs années, elle rédigera, avec le soutien de Noldi Christen, volontaire du Mouvement, le livre qui conte son histoire. Le vernissage et la dédice de l’ouvrage, qui paraît en français (traduit de l’allemand par Erica Forney) aux Editions Quart Monde sous le titre «Une longue, longue attente«, aura lieu à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg le 21 novembre 2018.
D’autres interlocuteurs apparaissent dans le film, qui racontent eux aussi leur histoire de marginalité et leur sentiment d’abandon, qu’ils tentent de dépasser en participant eux aussi au Mouvement ATD Quart-Monde qui leur apporte un sentiment d’appartenance et de dignité. Suite à la projection, le public a participé à un débat avec les personnes engagées dans le film, animé par Raphaël Engel, journaliste de la RTS. Le financement de la soirée de projection a été assuré par le Service de la cohésion sociale de la Ville de Fribourg. JB
(*) La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga avait, le 11 avril 2013, présenté les excuses de la Confédération suisse à toutes les victimes de «coercition à des fins d’assistance» et lancé un vaste projet de reconnaissance et de recherche historique dans lequel le Mouvement ATD Quart Monde s’est fortement engagé.
Sur un budget total de quelque CHF 300’000.–, comprenant tournages, montages, post-production film et vidéos locales, diffusion en coffret DVD et Webdoc, CHF 100’000.– proviennent de l’Association d’Education et d’Entraide sociales franco-suisse, du diocèse de Bâle, de l’évêché de Lausanne, Genève et Fribourg, du Service culturel de la Ville de Fribourg, de nombreux donateurs privés, dont des chefs d’entreprises, de la Fondation de Bienfaisance de la Banque Pictet et de la Fondation Clorivière. Le reste a été couvert par les personnes engagées pour ce film qui ont accepté un salaire solidaire et par ATD Quart Monde. Le Mouvement cherche encore des appuis financiers extérieurs pour finaliser son budget, soit CHF 35’000.—pour la post-production du film et les vidéos locales et CHF 15’000.– pour l’édition d’un coffret DVD et Webdoc. (cath.ch/be)
Jacques Berset
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/que-sommes-nous-devenus-un-film-qui-restaure-la-dignite-des-plus-pauvres/