En altitude, pins et sapins ne sont pas en compétition, mais coopèrent. Ils modifient les conditions de lumière, de température, partagent des nutriments, afin de s’aider mutuellement à survivre dans ces conditions difficiles. Tel est un des nombreux exemples de collaboration interespèces que l’on retrouve dans le livre L’entraide, l’autre loi de la jungle (Les Liens qui Libèrent, 2017), des biologistes Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. cath.ch a rencontré Pablo Servigne le 4 octobre 2018 à St-Légier (VD), à l’occasion d’une conférence organisée par la Fédération des entreprises romandes (FER).
En matière d’évolution, la clé du succès serait donc l’entraide et non la loi du plus fort. Comment êtes-vous arrivés à cette conclusion qui va à l’encontre des idées reçues?
Cette idée est partie d’une intuition que j’ai eue depuis longtemps. Parce que, depuis tout petit, j’ai observé la nature avec fascination. A l’âge adulte, dans le cadre de mes recherches scientifiques, notamment avec les fourmis, cette intuition est devenue une évidence: dans la nature, il n’y a pas que de la compétition, la coopération est partout, chez toutes les espèces, depuis toujours. C’est plus qu’une loi, c’est un principe du vivant.
«L’entraide est en grande partie spontanée chez l’être humain»
Est-ce quelque chose de vraiment nouveau?
Non. Charles Darwin le disait déjà. Le géographe russe Pierre Kropotkine soutenait également au début du XXe siècle que l’entraide et non la compétition était le moteur de l’évolution. Mais ces théories ont été par la suite oubliées au profit d’une version «orientée» de l’évolution darwinienne. Depuis quelques décennies, cependant, de plus en plus de travaux, dans beaucoup de disciplines, convergent en ce sens. Notre livre fait la synthèse des recherches qui le démontrent.
Pourquoi les thèses de l’entraide ont-elles été si longtemps ignorées?
Principalement pour des raisons idéologiques. Au moment où Charles Darwin faisait ses découvertes, l’on se servait de la science pour justifier toutes sortes de choses. Les théories de la sélection naturelle et de la survie du plus fort collaient bien avec la logique d’un capitalisme naissant, les politiques expansionnistes européennes, le colonialisme, la domination de peuples par d’autres. Les thèses de Darwin ont été en cela transformées, puisque lui-même reconnaissait le rôle important de la coopération. Depuis 30-40 ans, cette idéologie s’est immergée dans le néolibéralisme, une culture de l’égoïsme généralisé, toxique pour la société.
«A l’avenir, les modes d’organisation seront plus horizontaux, solidaires, participatifs»
Toxique, dans quel sens?
Parce que la compétition à outrance désagrège la cohésion sociale, en particulier en accroissant les inégalités et en augmentant le niveau d’agressivité et de stress. Dans les années 1990, l’expert en zootechnie britannique William Muir a fait une expérience très édifiante: en regroupant les poules les plus performantes en ponte, il a constaté que les niveaux de production étaient à terme catastrophiques. Chaque individu n’avait de cesse de s’agresser dans une compétition généralisée et la production a fini par chuter. Dans un autre groupe de poules «normales», faisant coexister toutes les caractéristiques, les rendements ont par contre augmenté de façon substantielle. C’est ce que nous appelons la «symbiodiversité», un état d’équilibre naturel entre compétition et coopération.
«La structure hiérarchique verticale ‘à papa’ a sans doute vécu»
Mais il est là question d’animaux. Peut-on replacer cela dans le contexte humain?
Il y a une continuité entre le monde animal et l’humanité. Les relations d’entraide s’y conjuguent de façon assez similaire. Bien sûr, la culture joue un rôle particulier chez les êtres humains, même si certains animaux en ont également une. Ce qui est inédit chez l’humain, c’est qu’il a poussé la culture à un point incomparable, avec des sociétés de millions d’individus. Mais même si cette culture influence bien sûr les relations de coopération, l’entraide reste une capacité basique du monde vivant. Elle est en grande partie spontanée chez l’être humain. Des expériences sur de très jeunes enfants l’ont démontré. La séparation entre la nature et la culture est un mythe de la modernité.
Vous êtes venus en Suisse pour donner une conférence sur invitation de la Fédération des entreprises romandes. Il peut paraître étonnant qu’une organisation d’orientation capitaliste puisse s’intéresser à ces thèses «gauchistes»…
Le sujet de l’entraide dépasse tous les clivages. Il s’agit d’une nouvelle façon de concevoir nos modes d’organisation et cela peut intéresser tous les secteurs. L’économie commence pleinement à intégrer la nouvelle donne. La génération montante des entrepreneurs est en train de bouleverser les vieux schémas. L’ancienne structure verticale hiérarchique «à papa» a sans doute vécu. A l’avenir, les modes d’organisation seront plus horizontaux, solidaires, participatifs. Pas seulement dans l’économie, mais dans tous les secteurs de la société.
«Laudato Si’ m’a un peu réconcilié avec l’Eglise»
Ils seront donc plus efficaces?
Pas forcément plus efficaces, car les structures pyramidales sont très efficaces à court terme. Elles sont cependant très fragiles, comparées aux organisations horizontales, qui sont très résilientes et adaptatives.
Quel rôle peuvent jouer les religions dans ce processus?
Cela dépend des religions et des entraides dont on parle, car il y a une multitude de façons de s’entraider et de façons d’être religieux. D’une manière générale, les institutions religieuses les plus favorables à la cohésion de leur groupe et à son adaptation à l’environnement sont les plus aptes à prospérer.
Chaque religion a ses normes, ses pratiques. Mais il existe un point commun entre les diverses cultures, religions et morales: elles considèrent généralement comme bien ce qui est pro-social et comme mal ce qui est anti-social. Dans ce sens, elles contribuent à développer le principe d’entraide. La religion a l’avantage que ce principe peut être ancré dans quelque chose de transcendant, donc d’immuable, d’indiscutable. Il y existe également une relation au temps long, une notion d’interdépendance avec le monde, une humilité face aux choses qui nous dépassent. Tout cela peut faire de la religion un «levier» très fort pour transmettre les principes de l’entraide au sein de la société.
Mais la religion peut aussi être un facteur de désagrégation sociale…
Tout à fait. Cela dépend de la façon dont le groupe religieux fonctionne. Les fondamentalistes ont tendance à former une puissante «membrane» autour d’eux, à se refermer sur eux-mêmes et à considérer les autres groupes comme des «ennemis». Il est évident que ce genre de religiosité nuit à la cohésion de la société dans son ensemble.
«Nous ne pourrons éviter un effondrement de notre société»
Le pape François a plutôt tendance à vouloir créer des ponts avec les autres religions, les non croyants, la nature. Comment voyez-vous son action?
Tout ce qui contribue à rendre poreuse la «membrane» d’un groupe favorise les interactions avec d’autres groupes. J’ai lu l’encyclique Laudato Si’. C’est un ouvrage remarquable. Il s’agit d’un tournant majeur pour l’Eglise catholique moderne. Lorsque le pape parle de «maison commune», il englobe toute la biosphère. François nomme en outre les problèmes en toute clarté, sans faux-semblants. Il montre la toxicité des structures sociales inégalitaires, iniques, individualistes. Moi qui ai longtemps pratiqué un athéisme militant, ce document m’a un peu réconcilié avec l’Eglise.
Ces nouvelles thèses sur l’entraide vont-elles changer la société?
Cela a déjà commencé, et je pense qu’une modification en profondeur de notre société est inéluctable. Mais il faut espérer que le changement soit assez rapide pour les tempêtes à venir, car nous ne pourrons éviter un effondrement de notre société, voire de la biosphère. L’entraide n’est plus un luxe, c’est devenu vital.
Vous pensez vraiment que tout va s’effondrer?
Nous ne pourrons certainement pas y échapper. Et je précise que je ne souhaite pas que cela arrive! Mais il faut aujourd’hui apprendre à vivre avec cet horizon. L’essentiel est que nous puissions aborder les catastrophes avec les bons outils. Si nous y arrivons avec une mentalité néolibérale, nous sommes foutus, nous allons nous entretuer. Mais, si nous y entrons avec une culture de l’entraide, nous pourrons avoir les capacités de résilience nécessaires pour limiter les dégâts. (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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